Avant la formidable vitrine que sera Le Prisonnier d’Azkaban, Alfonso Cuarón s’illustre par ce film bien plus modeste et local : il lui faudra attendre 18 ans et Roma avant d’y revenir, devenant entre temps l’une des valeurs sûres du Hollywood des auteurs.


Dans ce road movie décomplexé, la destination importe peu. Elle est d’ailleurs inventée par deux amis qui s’improvisent dragueurs d’une jeune femme rencontrée par hasard, à qui ils promettent une plage paradisiaque nommée La baie du ciel. S’en suit une équipée joviale, marivaudage hédoniste où les opportunités se présente au hasard des jours et des nuits.


La première force du film réside dans l’énergie qui s’y déploie : l’authenticité de l’interprétation dresse le portrait de gentils branleurs, associés à une jeune femme qui sait jouer de ses charmes sans perdre en lucidité sur la vanité de tout ce qui se joue : tout le monde a bien conscience de vivre une parenthèse, à chacun de faire en sorte qu’elle soit enchantée. Aller au bout du rêve consiste donc à traiter les obstacles (la jalousie, la rivalité, les secrets…) comme des poncifs, et de faire tomber toutes les barrières pour goûter à des expériences nouvelles. Libertaire, solaire et dénué de toute théorie, le voyage est une expérience des sens dans laquelle le ridicule ne tue pas, et permet de passer sans se retourner à l’étape suivante. Au terme du voyage, La baie du ciel finira même par exister, accordant – temporairement – le monde au désir de ceux qui l’arpentent avec espoir.


On connait désormais les obsessions esthétiques et les dispositifs spécifiques de mise en scène du réalisateur mexicain ; elles sont clairement en germe ici. Au premier titre, dans cette posture d’un narrateur omniscient en voix off, qui peut naviguer d’un personnage à l’autre et prédire l’avenir d’un personnage secondaire, mais ignore pourtant ce qu’un épilogue poignant révélera, enjoignant à une relecture avisée de ce carpe diem sans entraves. Mais celle-ci trouve aussi son pendant visuel dans les choix avisés de cadrage et la manière dont on restitue le mouvement du road movie : la caméra ne cesse de naviguer entre l’intérieur de l’habitacle et ses abords directs, donnant à voir des scènes fugaces qui disent un pays (l’armée sur le bord de la route s’en prenant à des paysans) ou une vie quotidienne dont la jeunesse se préoccupe peu (un mariage, un accident de la route, etc.). Ce surplomb constant équilibre avec intelligence l’ego et la subjectivité surdimensionnés des protagonistes, tout à leurs futiles affaires, aptes à communiquer au spectateur une joie de vivre qui ne s’abstrait pourtant pas d’une réalité environnante, qui, fatalement, finira par reprendre ses droits.


Ce dispositif est exactement celui que Cuarón exploitera dans Les Fils de l’homme, mais dans son pendant tragique et dystopique, tandis que Roma reviendra à une dimension plus intimiste sans renoncer à la même dynamique : à chaque fois, le récit s’attache à un personnage qui traverse un espace sur-signifiant, que le réalisateur prend en charge de décoder, sans jamais s’appesantir dans la surcharge symbolique. Dès cette petite virée de la jeunesse insouciante, le cinéaste a forgé une esthétique en adéquation avec son humanisme : en accompagnant les individus dans un espace qui dit plus qu’ils ne peuvent voir, il pose le regard du sage sur un monde blessé, dans un silence avisé qui a tout de l’empathie.

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le 26 nov. 2019

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Sergent_Pepper

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