American Drum, ou la dialectique du maître et de l'esclave

Roulement de tambours. Brrrrr brrrrrrrr brrrrrrr brrrrrrrr brrrrrrr brrrrrrrr brrrrrrrr... La pression monte dans l'ombre de Terence Fletcher, le chef d’orchestre du Studio Band du fictif Shaffer Conservatory. Ange et démon, le bougre aérodynamique souffle le chaud et le froid sur ses protégés et en particulier sur la nuque voutée du pauvre Andrew dont l'acharnement au travail lui a valu d'intégrer cette prestigieuse assemblée. Il a, d'après son paternel, un gros problème de "eye contact". Un manque d'assurance évident et potentiellement handicapant avec un homme du bagou du führer. Heureusement pour lui, leur conception de la musique coïncide : la beauté de la musique et la puissance de celui qui la joue n'ont d'égales que les heures passées à répéter, les litres de sueur, de salive et de sang versés et le nombre d'ampoules éclatées. Soit. Et c'est dans l'humiliation et la douleur que s'exprimerait le génie de l'homme. Soit encore. Mais cette conception, en plus de la partager avec son apprenti batteur, le tirant chauve la met en pratique tous les jours. Au grand dam de tous. Sauf du mien. Cette peine là je la leur réserve, je ne mange pas de ce pain là. Eux n'en manque pas. Je vais arrêter de tourner autour du pot, vous l'aurez compris, ça sent la dialectique du maître et de l'esclave à plein nez. Mais contrairement à Foxcatcher (sorti plus tard mais critiqué avant) cette fois-ci, ça marche!


Il est tard et il fait déjà nuit depuis longtemps lorsque Andy et Fletcher se rencontrent pour la première fois. On entre les deux pieds dans la théorie d'Hegel. Mais l'opposition tourne court : alors que le premier reste coi, figé sur son tabouret, totalement pantois, le second fait péter les biceps et commence déjà à rouler des mécaniques. "Viens te battre", "Montre moi ce que tu sais faire", "Balance moi un double swing", "Viens te battre". Aussi brutal que l'homme dont on parle, les deux consciences viennent d'entrer en conflit. La première étape de la dialectique vient juste de commencer... et de se terminer. Il faut dire que l'homme en face n'offre réellement que peu de prise. C'est même un spécialiste, un professionnel de la dialectique. Sa salle de répétition fourmille d'autres consciences toujours bloquées dans la deuxième étape, incapables d'inverser la situation : il est le maître, ils sont ses esclaves. Ses cobayes dont il s'amuse à actionner, tel Claude Bernard avec ses animaux (ceux de sa malheureuse épouse en réalité), l'interrupteur de l'humiliation. Histoire de voir ce qu'il se passe, s'il n'y a pas cacher derrière toutes ses personnalités celle qu'il recherche désespéramment, celle dont il aimerait abreuver l'humanité de sa musique.


Fletcher ce n'est d'abord qu'un murmure, un souffle dans les travées du conservatoire, une idée dans l'esprit de ses résidents, un rêve inaccessible et un cauchemar, l'espoir et le désespoir, une ombre derrière une porte... Le film d'horreur que semble nous décrire Chazelle est celui dans lequel Andy vient de fourrer son regard de chien battu et sa dégaine nonchalante à la Mitchum et qu'il s’apprête à vivre. Charlie Parker serait devenu Bird un certain soir de 1937 alors qu'il échappa de justesse à la cymbale que Jo Jones venait de lui lancer. Elle fendit l'air du Kansas City's Reno Club et fit entrer Parker dans la cour des grands. La même que vise, soixante dix-sept ans plus tard et presque au même âge, notre héros du jour qui, faute d'une cymbale, esquivera le tabouret que lui enverra son bourreau démoniaque, faute d'un "Papa Jo".


Pourtant, si Fletcher est bien installé dans sa condition de maître et Andy dans celle d'esclave, petit à petit et par la force de l'endurance, la conscience du batteur stakhanoviste est en passe d'être reconnue. C'est la deuxième étape qui infirme la précédente et voit ainsi nos deux intégristes de la musique accéder l'un et l'autre au rang de maître et d'esclave. Parce que la conscience d'Andy devient peu à peu autonome. Et que le fruit de son travail, de son acharnement, de son abnégation et de sa souffrance va bientôt nier sa précédente position d'esclave et sa dépendance vis-à-vis de Fletcher. Mais cela lui coutera cher en pansement, en sueur et en fibrinogène et manquera de le tuer, si ce n'est de fatigue, lors d'un violent mais heureusement anecdotique accident de voiture. C'est pousser loin une certaine idée du surhomme que Nietzsche déclinait ainsi quand il disait qu'il fallait avoir du chaos dans l'âme pour donner naissance à une étoile dansante : "L'homme a besoin de ce qu'il y a de pire en lui s'il veut parvenir à ce qu'il a de meilleur."


La fin approche et pourtant l'aboutissement de la seconde étape et, par conséquent, l'accomplissement de la dialectique, n'ont toujours pas eu lieu. Cette double conclusion, c'est une brillante séquence finale de quinze minutes sur fond de "Caravan" qui aura l'honneur de la donner au terme d'un jam infernal et indécent de Teller. Alors qu'après une ultime bravade de l'apprenti batteur à son maître à grands coups de baguettes le premier voit sa conscience reconnue par celle du second, la dialectique s'accomplit enfin : en l'espace d'un instant les deux regards ne se toisent plus et ne se jaugent plus mais se regardent, se reconnaissent et s'aiment. D'égal à égal. La situation de maître et d'esclave est annulée. Les deux consciences parlent dorénavant un langage qui leur est propre et évoluent à un niveau surhumain.


Un film qui ne cesse de prendre le contre-pied des genres dans lesquels il pioche (pas de réconciliation à la mords-moi-le-nœud comme dans n'importe quelle romcom, pas de meurtre, de justice ou de morale bien-pensante comme dans n'importe quel thriller psychologique et surtout pas de portrait hagiographique d'un génie de la musique comme on aurait pu s'attendre à voir) et un tout jeune réalisateur qui fait montre d'une belle maîtrise et d'une aisance évidente caméra en main. D'une atmosphère et d'une sobriété initale à la frontière du thriller et du film d'horreur, il opte ensuite pour une mise en scène plus rythmée et calquée sur les standards dont il innonde son film pour terminer par une scène finale éclaboussante de classe sans jamais filmer deux fois de la même manière l'orchestre dont il est réellement le métronome. Un véritable un tour de force de mise en scène aidé, il faut bien l'avouer, par une distribution sans fausse note et notamment deux acteurs géniaux. Un grand petit film. Roulement de tambours pour Whiplash. Brrrrrrrr brrrrrrrr brrrrrrrrrr brrrrrrrrrrr.......

blig
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le 3 févr. 2015

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blig

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