C’est l’histoire d’un enfant roi, à la couronne ensanglantée. Une petite tête blonde dont l’esprit semble se remplir d’une haine viscérale années après années jusqu’à exploser aux yeux du monde. De son piédestal, il fait siffler les flèches de son arc pour que celles-ci annoncent la sentence du chaos. La coupe est pleine, et la famille vacille dans un gouffre comblé d’ombres nocturnes. We need to talk about Kevin reprend le thème de l’enfant maléfique, celui qui voit naître le mal absolu, là où on ne l’attend pas. Le récit d’une mère, qui tente de vivre après la tuerie perpétuée par son fils. L’épicentre de la culpabilité, où est le moment, l’instant, le déclic d’une faille ? Dans son approche d’écriture, Lynne Ramsay s’intéresse surtout au regard de la mère, qui se polarise de la gestation de l’enfant jusqu’au drame foudroyant. D’ailleurs l’une des premières rencontres en prison entre la mère et le fils ne se fait que par le biais d’un cadrage du visage de la mère, face caméra. C’est elle le témoin du mal, et donc notre fil rouge pour comprendre l’essence d’une rage qui brille de son noir macabre. Un diable à la tête d’ange. La perspective se déroule non pas par sa compréhension du monde mais par la relation d’une mère avec son fils. Le film a un début et une fin, et de ce fait nous retrace toute l’adolescence de Kevin, tout en juxtaposant ce passé à un présent notoire où la mère se remet du choc brutal.


Et c’est donc à travers cette antichambre sensorielle, cette psychologie aliénante, ce montage sonore et visuel saisissant de précision dans sa désynchronisation chronologique, ce melting pot d’images qui se corroborent les unes aux autres que We need to talk about Kevin tisse sa toile avec talent et sort des carcans du drame familial tire larmes. Au contraire de cela, avec son esthétisme stylistique et sa volonté d’étirer sa métaphore par l’évocation du sang par l’omniprésence de la couleur rouge qui imprègne l’image de son spectre, We need to talk about Kevin se veut froid, glaçant, malin comme un Michael Haneke sans l’interprétation moralisatrice. Quoi que ? Même si Lynne Ramsay ne nous pétrifie pas avec le coup de la télécommande qui casse le quatrième mur, elle se laisse presque tenter à la critique de l’image et de la fascination qu’on attribue à ce genre de personnage. Lorsque Kevin parle les yeux face caméra et insiste sur l’évidence que ses actes fascinent et que le monde regarde pour ça. Pour cette envie de sang qui déshumanise autant lui que les téléspectateurs. Moment qui rapproche le film d’un Funny Games dans ses velléités dramaturgiques ou d’un Crash de David Cronenberg.


Un filtre de couleur qui même s’il s’avère parfois inutile dans le cheminement du récit ni l’aspiration des émotions, n’en demeure pas moins un effet toujours juste grâce à la puissance symbolique de son utilisation, comme durant cette première séquence de fête où l’on verra Éva heureuse. C’est l’une des seules fois du film. Et ce n’est pas une coïncidence. Car Lynne Ramsay pose petit à petit les réminiscences d’un duo qui ne s’est jamais compris dans cette confiscation émotionnelle et attise avec parcimonie une ambiguïté sur l’amour fissuré d’un enfant pour sa mère et la responsabilité qui incombe à cette femme sur les actes de son fils ? C’est le point central d’une œuvre, qui sert de transposition d’une mémoire sur un écran, comme si durant une nuit une femme se remémorait tout un tas de souvenirs, de fracas d’instantanés éhontés qui ont fait trébucher son fils du mauvais côté de la barrière. Car elle le sait le mal est déjà fait : lorsque des sortes d’évangélistes ou témoins de Jéhovah viennent chez elle pour lui demander là où elle ira après la mort : elle leur répond l’enfer et toute la damnation qui va avec. Ironie et cynique comme réponse mais révélateur d’un ancrage de pensée, d’une vision de soi qui s’arrête là où la vie ne continue plus, comme lui fait comprendre la plupart des gens qu’elle côtoie après le drame et qui la tienne pour responsable de cette ignominie, à coup d’insultes ou de coups de poing.


Auparavant, elle était heureuse, fêtarde, baisait sans capote et se foutait des conséquences. Sauf, qu’elle tomba enceinte de Kevin sans que cela la réjouisse. Durant l'enfance de Kevin, on la voit lui dire qu’elle n’est plus heureuse et qu’elle voudrait vivre à Paris, mais que ce n’est pas possible car elle doit s’occuper d’un fils non désiré. Cet envie d’ailleurs, cette vie de famille qu’elle n’a jamais voulu, Kevin semble l’avoir compris. Cette pesanteur de distance entre les deux êtres tire son paroxysme durant cette scène où on le voit mettre en pièce la salle de carte de voyage que sa mère s’était elle-même attribuée. Le message est clair : l’évasion n’est plus possible. De ce paroxysme latent, il est parfois impossible de ne pas y voir une connotation sociale dans l’approche même d’un film qui cristallise de façon perturbante les plaies et les cicatrices non refermées d’une famille qui éclate. Comme ce personnage de père, gaga et à l’autorité absente. Son sort n’en sera que plus logique dans la transposition de la rage de Kevin. Et c’est donc par cette emphase dans la justification que le film de Lynne Ramsay s’éloigne de l’aridité ou la radicalité atmosphérique d’un Elephant par exemple.


Mais même si la route fragmentée de ce film interprète le bonheur d’une famille et ses aboutissements, We need to talk about Kevin ne s’accapare jamais la morale et d’écrit avec une complexité émouvante un amour incandescent, un complexe d’Œdipe qui ne s’incarne pas, invisible mais d’une force qui fait défaillir le temps. Entre une mère et un fils. Tout le génie du film est là. Cet amour tellement fort qu’il en devient destructeur. Celui d’un fils misanthrope qui veut garder sa mère pour lui tout seul, que lui seul a le droit de faire souffrir. Une jalousie presque dévorante. Dès les premiers jeux de ballons entre le fils et la mère, on comprend que Kevin s’amuse de sa position et est tributaire d’un vice qui lui est propre. Sur ces entrefaites, We need to talk about Kevin veut savoir, veut comprendre le pourquoi mais à l’intelligence de ne jamais donner de réponse précise : lors de l’ultime tête à tête entre Kevin et Eva, avant qu’il ne rentre dans une prison pour adultes, il ne souvient plus de pourquoi il a agi de manière là.


Se lie alors une accolade qui signifie tout mais rien à la fois : juste comme la transmission réciproque d’une peur de l’un à l’autre. Dans les méandres temporels inculqués par le film, qui lui permettent d’éviscérer un antagonisme sur le long terme et d’entretenir un malaise suffocant, le film de Lynne Ramsay s’émancipe aussi par la performance aussi fine qu’outrageante des incroyables Tilda Swinton et surtout, Ezra Miller et son charisme mortel. Par le trait décharné et anguleux de leurs visages, la réalisatrice entretient une symétrie physique entre les deux, comme pour accentuer ce sentiment de culpabilité mutuelle, tel un miroir au reflet brisé. Même si parfois Lynne Ramsay se tire une balle dans le pied par la sophistication de ses moyens, comme durant la chorégraphie pataude de la scène de massacre, We need to talk about Kevin maintient un suspense impressionnant de tragédie, non pas dans la perspective d’une finalité narrative mais dans le retranchement d’émotions parcellaires qui ne font que se détériorer ou grandir avec le temps.

Velvetman
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le 16 avr. 2016

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