Sur trois heures de film, Voyage au bout de l’enfer compte 40 minutes de scènes sur la guerre au Viêt-Nam. Comment expliquer, dès lors, qu’il soit l’un des plus grands films jamais réalisés sur le sujet ?

Le principe est simple : nous intégrer à une communauté avant de la voir se briser sur les écueils de l’Histoire. La Pennsylvanie originelle n’a rien de particulièrement glamour. L’enfer promis semble au début celui de la friche industrielle dans laquelle on nous immerge : les fonderies, les mobiles homes, une bande d’amis que rien ne distingue, et qui s’encanaille sans complexe avec la bêtise propre à son âge. Doué de son rythme, le quotidien se transforme à la faveur d’un mariage qui va exacerber les passions : Cimino sait précisément ce qu’il fait en nous y invitant. Progressivement, chaque personnage devient familier, et l’alcool semble enivrer le spectateur lui-même tant l’authenticité déborde du jeu des comédiens et de la gestion toujours aussi virtuose de la foule par le cinéaste. Capable, en une même séquence, de magnifier l’enthousiasme collectif (par la danse notamment, un thème qui deviendra structurant dans La Porte du Paradis) et de capter les regards intimes d’un amour naissant entre les protagonistes.
Dans cette fête aussi banale que touchante, l’euphorie masque l’horreur à venir comme elle s’aveugle sur ce qui attend le pays : on fanfaronne et on mélange les genres, puisqu’on célèbre autant l’amour que le patriotisme pour un départ imminent. Discrètement, quelques amorces tragiques se noient dans la musique et les déhanchements : un vétéran prostré au bar, quelques gouttes de vin qui tachent la robe de la mariée.
Mais rien ne prépare à la suite, et surtout pas cette séquence finale de l’avant qui donne son titre au film : la chasse au cerf, décrochage élégiaque où la fusion avec la nature se pose comme l’acmé d’une vie simple et harmonieuse.
[Spoils]
L’arrivée brutale du Viêt-Nam, au bout d’une heure 10, est dans tous les sens du terme choquante. Abrupte, elliptique, sans transition : elle nous plonge dans l’enfer tel qu’il s’impose à l’état d’esprit jusqu’alors inconscient de ceux qui s’y rendent.
Tout brûle, explose et se disloque : ce n’est même pas véritablement un combat, mais un massacre sans enjeux narratif. La séquence centrale à venir, sur la roulette russe, ne dit pas autre chose : cette guerre n’a d’autre signification que la victoire absurde de la cruauté la plus abjecte : tout est permis, on ne parle plus une langue commune, mais on hurle ; et l’on ajoute au raffinement dans l’ignominie le hasard et l’argent. Eprouvante, cette séquence en tous points inoubliable est l’essence du mal, et donne l’occasion à De Niro et Walken de s’affirmer comme des comédiens prodigieux : rarement on aura vu une pareille intensité dans les regards.
Les trois camarades finissent par se sauver : mais en écho aux signes néfastes du mariage, on remarque que c’est à une passerelle détruite qu’ils s’accrochent : glissante, instable, elle est leur premier pas vers à la vie civile.
Avec la même empathie qu’il le faisait pour les montrer à la fête, Cimino va filmer les hommes de l’après. C’est un taxi qui ne s’arrête pas pour la fête de retour, (« I feel far away », avouera Mike) un infirme qui se cache (« I don’t fit », assène Steve) et un soldat incapable ne serait-ce que de quitter la scène du trauma en la répétant jusqu’à ce qu’elle se conclue comme il l’avait toujours craint. Tous amputés, incapable de reprendre la vie là où ils l’avaient laissée, les joyeux drilles d’antan posent un nouveau regard sur leur quotidien devenu passé. Les flingues qu’occupent ces grands enfants d’américains ont désormais une autre signification, et l’on ne tire plus sur le cerf.
Dénué de tout héroïsme, Mike tente de faire revenir les absents tandis que son amour pour Linda, d’une bouleversante maladresse, s’encombre de fantômes et de regrets.
La quête ne fut pas celle de la victoire, et la reconquête du quotidien semble aussi échouer. De la même façon, le retour au berceau du mal pour tenter de récupérer l’ami stagnant dans son lent suicide est un nouveau cran dans le nihilisme. Dans une ville en flammes qui grouille de résidents quittant le navire, l’horreur ne s’embarrasse pas, elle perdure : les bars à pute, les tripots de la roulette tournent à plein régime.
On aura beau, au bercail, chanter God Bless America pour conjurer l’enfer sur terre, la dernière entrevue de Nick et Mike est autant l’échec de l’amitié et de la communication que le symptôme d’une humanité traumatisée par sa propre nature : les yeux écarquillés, en silence, un canon froid sur la tempe dans l’attente de la délivrance.
Sergent_Pepper
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le 22 juin 2014

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