Nous sommes en 1978, la guerre du Vietnam n'est terminée que depuis trois ans, mais aucun film américain n'a vraiment abordé ce sujet. Le traumatisme est encore bien présent dans les esprits. Francis Ford Coppola a commencé le tournage de son Apocalypse Now depuis mars 1976, mais celui-ci s'éternise et sa sortie est sans cesse repoussée. C'est à ce moment là que débarque dans les salles Voyage au bout de l'enfer. Aux commandes de cette gigantesque fresque de trois heures, un réalisateur de 37 ans, quasiment inconnu à l'époque : Michael Cimino. Le jeune réalisateur ne signe ici que son deuxième long-métrage, après Le Canardeur en 1974, écrit sur mesure pour son producteur et interprète, Clint Eastwood. Même si il ne fut pas un immense succès, son premier long-métrage fut relativement bien accueilli par la critique, et le potentiel de Cimino était bien visible.

Voyage au bout de l'enfer est, comme Le Canardeur, l'histoire d'une amitié. L'amitié ici de trois amis, tous d'origine lithuanienne, tous ouvriers sidérurgistes, tous amateurs de chasse et enfin, tous appelés à combattre au Vietnam. La fresque de Cimino prend tout son temps pour se mettre en place, la « première partie » du film, le mariage et la dernière partie de chasse en montagne, occupe un peu plus d'une heure sur les trois qu'en compte le film. L'immersion du spectateur est totale dans les scènes du mariage. La musique y est pour beaucoup. On accompagne les personnages le temps de cette soirée. On apprend à les connaitre aussi. Cimino filme avec précision les rites et le quotidien des personnages, avec un souci de réalisme et d'authenticité. La façon dont leur dernière partie de chasse est filmée rappelle les gigantesques vallées verdoyantes du Montana dans Le Canardeur. Les plans sont longs et larges, créant une dilatation du temps. Certaines séquences nous sont montrées en temps réel, voire tournées en un seul plan. A aucun moment les trois personnages n'appréhendent de quelconque façon leur départ pour le Vietnam. La guerre ne semble être pour eux qu'une simple étape, un prolongement de leur partie de chasse. Leur dernier passage au bar avant la guerre, avec le piano, offre une note de tristesse, et du coup d'appréhension sur les choses à venir.

Lorsque le piano s'arrête enfin, personne ne dit rien, et des bruits d'hélicoptères nous parviennent aux oreilles. Le son nous parvient avant l'image. La transition avec la guerre est d'une brutalité qui s'oppose totalement avec la première heure du film. Tout bascule dans l'horreur : bombardements, explosions de grenades, nettoyage au lance-flammes. Les trois amis se retrouvent captifs dans un camp isolé sur une rivière. La rupture dans le récit est volontaire et parfaitement maitrisée par Michael Cimino. La violence se poursuit ensuite, jusqu'à l'extrême, avec la désormais célèbre scène de roulette russe. Cette scène est pour Voyage au bout de l'enfer ce qu'est l'attaque des hélicoptères avec Wagner en fond dans Apocalypse Now. Ce passage provoqua un scandale à la sortie du film quant à sa véracité historique. Michael Cimino se défendit en déclarant « J'ai seulement mis en images des témoignages de soldats. Et j'ai pensé que cette image choc renforcerait la tension quotidienne du combat, où l'on attend la mort à chaque seconde pendant un an, sans savoir où elle frappera. Pour nous, Américains, la présence permanente de cette guerre à la télévision dans les actualités, a entrainé une certaine banalisation de la guerre au Vietnam. Il fallait créer un vrai choc pour repenser ce conflit ».

Michael Cimino s'attarde moins sur les scènes de guerre que sur l'impact psychologique de cette guerre sur des gens comme tout le monde, sur trois américains ordinaires. Les critiques qui dénonçaient l'absence du point de vue vietnamien ainsi que l'absence d'allusion aux divisions causées par le conflit au sein de la société américaine sont donc quelque part infondées, ce n'est pas le propos du film. Cimino utilise une simple anecdote pour rouvrir la plaie, « Comment peut-on ensuite vivre une vie normale quand on a connu pareil drame ? C'est la question que je pose, et il n'est pas facile d'y répondre avec sérénité. N'oubliez pas que beaucoup de jeunes conscrits pour le Vietnam venaient de régions isolées des Etats-Unis et souvent ne connaissaient rien de la vie : la guerre était leur première expérience vitale, une manière infernale de les affranchir ». C'est une manière de montrer comment la guerre confronte le soldat à l'idée omniprésente de sa propre mort. Michael Cimino ne propose pas de vision politique, il place son récit à hauteur d'homme avec pour seul objectif de montrer les effets dévastateurs de la guerre sur la vie des soldats et leurs proches.

Voyage au bout de l'enfer connu un succès énorme à sa sortie, couronné par cinq oscars, dont ceux de meilleur film et meilleur réalisateur, mais aussi meilleur acteur dans un second rôle pour Christopher Walken, incroyable dans les scènes de roulette russe. Le film lança la carrière de Christopher Walken, mais aussi celle de Meryl Streep. Robert De Niro, quant à lui, avait déjà triomphé dans Le Parrain II ou encore Taxi Driver, mais le film continua de façonner son immense carrière.
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le 25 mai 2012

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