Lorsqu’un film se développe avec une force aussi compacte que celle de Voyage au bout de l’Enfer, il n’existe pas d’angle d’approche qui permette à lui seul d’en dessiner les mouvements, d’en éclairer le dispositif et d’en mesurer les effets. Le deuxième long-métrage de Michael Cimino est un lamento épique consacré à l’amitié et au déracinement, à l'utopie et au rêve américains. Son enjeu ne repose pas sur le récit d’un conflit abominable mais sur la volonté de l'oublier, de l'annuler pour ainsi dire, en revenant à une réalité mythique du pays. Foi aveugle et très belle, urgente aussi, quand on sait qu’il date de 1978, dans la force imaginaire du cinéma, et qui se traduit par un traitement de l'événement historique directement inspiré des grands pionniers de jadis (Griffith et Ford). Cependant le réalisateur n'est pas si naïf : il ne croit en l'image providentielle qu'à moitié, et c'est ce déchirement, ce principe de contradiction qui est bouleversant. La sortie française de Voyage au Bout de l’Enfer a provoqué dans la classe critique de jolis remous et pas mal de controverses. On a accusé Cimino de propagande simpliste, de nationalisme douteux, de racisme outrancier. On ne peut pas éluder ces graves reproches d’un revers de main, les éléments problématiques étant suffisamment saillants pour que l’on s’interroge au moins sur la pensée qui les articule. Qu’on en juge : dans un camp, le sadisme et la barbarie. Dans l’autre, la souffrance et le courage. Pas un mot sur le caractère agressif de l’intervention américaine ni sur certaines atrocités perpétrées par l’armée yankee, comme les bombardements au napalm. En revanche, la description impitoyable de geôliers et d’ennemis exclusivement tortionnaires, forçant leurs prisonniers à exécuter des concours de roulettes russes (un fait historique jamais avéré dont le cinéaste a reconnu qu’il était pure invention, levant par ce faux indice l’ombre de tout déguisement et affirmant ainsi que son propos ne veut pas ne pas avoir l’air de ce qu’il est). Pour ces raisons, on affirma ici qu’il s’agissait d’un film de droite, quand on au contraire on défendait là une sensibilité de gauche, parce que la guerre y était dénoncée comme machinerie capitaliste, et parce que les héros étaient des ouvriers. Les uns brandirent Lénine, les autres en appelèrent à Déroulède… Combat de mains idéologiques, aussi inextricable que stérile : avec le temps, l’œuvre s’est imposée à tous. Les réserves ne comptent guère face au magnétisme, à l’ampleur symphonique, à la densité romanesque de cette fresque où s’inscrit en images de feu, de sang et de mort l’histoire d’une tragédie nationale.


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La Guerre, la Nature et l'Acier... Voyage au Bout de l’Enfer orchestre ces trois principes en un chant unique, une œuvre polyphonique qui transporte tour à tour à Clairton, ville minière de Pennsylvanie noyée par les vapeurs industrielles, dans les forêts et sur les glaciers immaculés de la prairie édénique, et dans le pandémonium vietnamien à l'heure de la déroute. On en connaît la trame : trois copains inséparables sont envoyés au Vietnam. Deux reviennent brisés, le troisième y meurt. Le récit suit une ligne simple, solidement ancré dans l’espace et le temps de ses trois actes (avant, pendant, après l’épreuve du conflit). Cimino commence par dévoiler avec une compréhension et une proximité infinies, les codes, les habitudes, les particularismes religieux, les conventions de cette middle class, explicite son espace politique, ses croyances et ses relations, sa conception de la pax americana. La scène inaugurale dans la fonderie dispense le sentiment d'un chaos général. Le feu vulcanien, les flammes assourdissantes du métal en fusion traduisent la proximité d'un enfer annoncé, dont les clairs-obscurs explosifs réapparaîtront lors de la chute de Saïgon, quand Michael reviendra y chercher Nick. Pendant la première heure, consacrée aux noces et à la partie de chasse dans les Appalaches, on plonge au cœur du refoulement des héros. La musique chorale et folklorique du mariage rythme avec ferveur la cérémonie et le bal aux airs de kermesse gigantesque, jouant un rôle extatique sur les corps, en adéquation avec la joyeuse ivresse des protagonistes. Mais voilà que deux gouttes de vin tachent la robe de la mariée, signe de grand malheur : ce très gros plan détonne, se fait boule de cristal et intensifie l’effet de sorcellerie. Quelques heures avant leur départ pour la vie militaire, les héros se réunissent dans la caverneuse taverne de leur ami John et l’écoutent jouer un morceau de piano introspectif. Le décor intérieur s'est rétréci, et les notes mélodieuses expriment la mélancolie des conscrits, leur sensation d'inachèvement existentiel. Quels manques affectifs frappent donc les futurs soldats ? Steven vient d'épouser Angela alors qu'elle est enceinte d'un autre homme. Il avoue à Nick que l'enfant n'est pas le sien et qu'il n'a jamais couché avec elle. Est-ce la bonté, la naïveté ou l'amour qui l'a poussé à se marier avec elle, pour lui éviter de porter le fardeau de fille-mère au sein d'une communauté lituanienne traditionnelle ? Son "sacrifice" ne pèsera pas lourd comparé au calvaire qu'il connaîtra bientôt. Nick représente peut-être la personnalité le plus complexe du trio, parce que tout en lui est la proie du doute. Au début, il est fait de sève et de bonté. Puis, détruit par l'absurdité de sa propre survie, il perd toute notion de l'autre et de lui-même. Son doux regard se voile peu à peu, jusqu'à devenir vitreux lors de son ultime et fatale rencontre avec Michael.


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Ce dernier, personnage central, permet à l’auteur de mettre à l’épreuve son exigence éthique — et ce n’est sans doute pas un hasard s’il porte son prénom. Attaché à sa "tribu" mais aspirant à la solitude des espaces vierges, à cet espace de lutte où l’homme doit toujours faire ses preuves, individualiste cultivant sa différence mais aussi leader naturel qui galvanise ses compagnons, acharné à contenir la violence qui l’habite jusqu’à renoncer aux troubles jouissances du chasseur, il incarne les postulations contraires de son pays, tente d'unifier, de recomposer la cellule communautaire, et préserve son intégrité au prix d’une ascèse permanente. À travers lui, Cimino met en scène l'Amérique et son devenir, en pétrit les richesses et les douleurs : la fierté d’une industrie, l’accueil d’une terre, ses ambitions morales, ses combats qu’abritent une même drapeau. Parce que ce territoire nourrit à la fois un désir d'attaches collectives (les scènes de bar), de nomadisme indépendant (les excursions dans les montagnes) et une ambition d'édification (le travail de sidérurgiste), il demeure ouvert et demande à s'accomplir. L'ambiguïté sexuelle de Michael, sa fascination passive pour les femmes témoignent aussi d'une peur, d'une difficulté à concilier l'idéal et la réalité. Son initiation amoureuse, d'abord laborieuse auprès de Linda, il l'accomplira avec elle au retour du front. Il lui aura fallu l'expérience terrible du Vietnam pour qu'il accepte sa part romantique et se réconcilie avec une existence blessée. Ainsi trouve-t-il, au terme de sa quête, une douloureuse régénération. Son refus de tuer le cerf illustre avec magnificence sa conscience du vivant. Instrument de la justice divine : l’œil du daim le regarde. Implicitement, il accepte l’ordre de l’univers où tout renvoie à tout : le lac du début au fleuve vietnamien, l’incendie de Saïgon aux fumées de l’aciérie, la chasse à la guerre.


Sur les trois heures que dure la fiction, une seule se déroule au Vietnam. Elle est expéditive et brutale comme une prise de conscience inattendue. Cimino ne montre quasiment rien du conflit, guère plus qu’une effroyable partie de roulette russe, dont l’impact terrible stigmatise le spectateur presque dans sa chair. Le temps y est étiré jusqu’à l’insoutenable, la peur filmée dans son état brut, sa violence suspendue, sa cruauté nue. De tous les films consacrés au Vietnam, Voyage au Bout de l'Enfer est le seul à avoir laissé une image aussi indélébile et précise, celle que recrée justement le souvenir, à la fois contracté et dilaté, du traumatisme. Véritable nœud névralgique du récit, cet épisode marque à vie les personnages. Incapable de s'en détacher, Nick est condamné à le répéter jusqu'à ce que la Grande Faucheuse l’emporte. Sa réitération est d’ailleurs annoncée dès la première partie par l'expression "one shot", qui fera tragiquement jeu de mots lors du dernier affrontement. La rigueur et la simplicité harmonieuses de la construction dramatique favorisent un enchevêtrement thématique extrêmement abondant, qui relève presque de l'agglomération. Il est impossible d'indiquer un motif sans être entraîné sur le chemin d'un thème voisin menant à son tour à d’autres développements. L’unité architecturale de l’œuvre se double ainsi d’une homogénéité organique. Il n’y a qu’à observer par exemple, dans les quatre scènes de roulette russe, la façon évolutive dont circule l’argent. Au début, les Nord-Vietnamiens parient ; ensuite ce sont les Sud-Vietnamiens ; puis Nick, qui veut jouer, jette son argent par la fenêtre d’une voiture ; à la fin, Michael paye pour participer à la session. Quatre occurrences, quatre renversements : le jeu macabre est un microcosme où l’économie répond à d’autres normes. On n’est alors plus très loin de la conception trotskiste de la guerre en tant que seul moyen permettant, dans un système capitaliste, la "reproduction de la production".


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Cimino ose prendre assez de distance à l’égard de la tragédie pour proposer une odyssée intime qui la transcende et la sublime tout à la fois. Ses personnages ne songent pas à contester la guerre, perçue en termes de survie individuelle, comme un rite de passage, une étape initiatique dans la chronique plus vaste d’une communauté endeuillée et, au-delà, de la nation toute entière. À la communion essentiellement physique offerte par la camaraderie masculine, le film substitue peu à peu une communion spirituelle avec les valeurs d’une microsociété restée fidèle à ses origines ethniques. Des rêves brisés comme des vies gâchées, il y a une leçon à tirer, un héritage à recueillir. Nulle ironie dans le God Bless America qu’entonnent à la fin les survivants, mais un acte de foi en la réalité tangible qui les unit. Conscients de ce qu'ils lui ont sacrifié, les personnages affirment, sans enthousiasme mais avec une fermeté grandissante, leur dévouement unanime à l'Amérique. L'esprit ne peut se résoudre à la vanité du malheur : en même temps qu’ils reprennent courage grâce au rite spontané d'un repas, ils expriment cet obscur sentiment du pays qui les habitait depuis le début. Michael n'était pas parvenu à bavarder avec le béret vert auquel il offrait un verre, et Nick parlait seulement en confidence des arbres et du retour, mais voici que se déclare, discursivement et liturgiquement, le sens crucial qu’exige l’expérience de la sauvagerie guerrière. Rien n'est moins chauvin que cette image d'un patriotisme qui ne se hausse à l'hymne que dans le chagrin. Séquence admirable où l’Amérique des temps héroïques tend la main à l’Amérique du chagrin et de l’humiliation, où l’espoir, la pitié et la dérision se mêlent inextricablement.


Si l'on voulait identifier la figure maîtresse de Voyage au Bout de l’Enfer, il faudrait s'intéresser au contraste actif entre l'homme et le fond, le héros et la nature, l'individu et le grouillement d'une foule. Voilà pourquoi il peut prétendre témoigner pour une génération entière, tout en présentant des individus singuliers. Faut-il conclure avant d'avoir, par exemple, noté la ressemblance des formes gestuelles qui réunit Robert De Niro et Meryl Streep ? Lorsqu'elle pleure doucement au fond d'une arrière-boutique, sa manière d'écarter le bras, signe d'impuissance et d'évidence à la fois, mais qui interrompt à peine son travail, semble emprunté à son partenaire. Cette intégration heureuse et exacte de mouvements contradictoires les oppose au délié incertain qui désarticule le corps de Christopher Walken, comédien halluciné, figure angélique et mortuaire, comme à l'adéquation un peu lourde qui annonce en John Savage son immobilité finale. Fabuleuse distribution, magnifique troupe d’acteurs apportant à la narration une extraordinaire épaisseur de vie. Il est vain d’espérer distinguer toutes les intentions, d’isoler tous les courants ou d’énumérer toutes les ressources du film, qui rend dérisoire la condescendance avec laquelle on parle d'ordinaire de "pacifisme petit-bourgeois". Parce qu'il célèbre le vitalisme prométhéen de son pays, qu'il inscrit le drame de ses personnages dans une perspective panthéiste, qu'il ignore le pathos de la mauvaise conscience souvent dévolue aux fictions sur l'après-Vietnam, on peut voir en Cimino un primitif. Prenant le ciel à témoin, il place d'emblée sa saga sous le signe cosmique des "chiens du Soleil" et la clôt sur un acte de foi en appelant la bénédiction divine sur une nation meurtrie par ses blessures, mortifiée par son séjour au cœur des ténèbres, mais qui aura peut-être appris à retrouver le chemin de ses racines profondes. Cinéma physique, émotionnel, d'élans et de fulgurances prodigieusement modulées, cinéma bigger than life qui draine tous les courants d’une civilisation et brasse une réalité élémentaire pour en dégager les mythes fondamentaux.


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le 4 juil. 2012

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