Vorace
7.2
Vorace

Film de Antonia Bird (1999)

Quand on lui demande quel est le film de sa carrière dont il est le plus fier, Robert Carlyle a pour habitude de répondre Vorace. Il faut dire que l'acteur écossais s'est à l'époque particulièrement impliqué dans le processus de production du film, passionné par les thématiques et le propos sous-jacent de ce script atypique et innovant signé Ted Griffin. Carlyle alla jusqu'à prier son amie la regrettée réalisatrice Antonia Bird (pour qui il avait déjà tourné dans le polar Face) de venir le rejoindre au Canada pour remplacer au pied-levé le précédent réalisateur après son désistement de dernière minute. A la tête de cet authentique film de commande, produit et distribué par une Fox étonnamment permissive, la cinéaste anglaise livra au bout de compte ni plus ni moins qu'un des long-métrages les plus importants de ces vingt dernières années en plus de porter son art à un degré d'excellence qui force toujours autant le respect aujourd'hui.


Pourtant Vorace, passa totalement inaperçu à sa sortie, la faute à une campagne promotionnelle maladroite, les publicitaires étant incapables de vendre une oeuvre qu'ils n'arrivaient pas à catégoriser (d'ailleurs la présence de David Arquette en tête d'affiche ne s'explique que par le succès de Scream). Aujourd'hui encore, il paraît difficile de définir clairement ce qu'est le film d'Antonia Bird tant il semble "bouffer" à tous les râteliers. Un western ? Un survival ? Un film fantastique ? Un film d'horreur ? A vous de voir...


Fin du 19ème siècle, en Amérique. Pour cause de lâcheté sur le champ de bataille, le lieutenant John Boyd est envoyé dans un camp militaire reculé perdu au fin fond de la Sierra Nevada enneigée. Il y rejoint une garnison fort réduite composée de soldats hétéroclites et perclus d'ennui. Un soir, un homme épuisé et en état d'hypothermie avancée fait irruption dans le fort avant de perdre connaissance. A son réveil, l'inconnu, un dénommé Colqhoun (prononcez Colhoun), raconte alors une bien étrange histoire aux soldats : quelques semaines auparavant, il faisait partie d'un groupe de colons parti en direction du Nord. Surpris par une tempête glaciale et meurtrière, les membres du convoi ont dû trouver refuge durant plusieurs jours dans une caverne. La tempête ne faiblissant pas et la nourriture venant très vite à manquer, certains d'entre eux, dont l'officier en charge de la colonie, se seraient livrés à des actes de cannibalisme. Très vite, les survivants affamés en vinrent à s'entre-tuer pour se repaître de leur viande. Effrayé par l'horreur de la situation, Colqhoun a du fuir, abandonnant dans la grotte une femme très affaiblie et l'officier cannibale. Après avoir écouté l'histoire de ce rescapé, le colonel du fort se met alors en tête de partir avec quelques-uns de ses soldats retrouver cette grotte afin de sauver d'éventuels survivants.


Le cannibalisme étant à priori au centre de l'intrigue, Vorace se distingue néanmoins clairement de tous les films déjà faits sur le sujet. Non pas que le film n'est pas violent, loin de là. Mais si Antonia Bird ne rechigne jamais à jouer la carte du gore, elle a aussi l'intelligence de contrebalancer l'horreur graphique du film par une ironie distanciatrice et un humour noir des plus délectables (le repas dégoûtant des officiers au début du film, le général humant avec délectation l'odeur du ragoût...). Tout le film repose ainsi sur un équilibre tonal délicat qui contribue pour beaucoup à lui conférer un statut toujours aussi unique à l'heure actuelle.


(Attention, risque de spoil dans ce qui suit).


Mais au-delà du sujet du cannibalisme, Vorace est aussi et surtout le formidable portrait-croisé de deux personnages antithétiques. Pourtant leur antagonisme n'a de prime abord pas la moindre valeur, Colqhoun écrasant par son seul charisme l'inoffensif lieutenant Boyd. Tout d'abord présenté comme un personnage passif et foncièrement lâche, Boyd évolue néanmoins sensiblement au cours de l'intrigue, passant du pleutre fuyant systématiquement le conflit à l'homme plus valeureux, contraint de passer à l'offensive face à un adversaire qui le surpasse en tout point. Soumis à la même tentation que son rival (le passage de la fosse), et peut-être même habité par le même esprit, le personnage de Boyd fera pourtant preuve d'un courage insoupçonné en refusant envers et contre-tout de céder (une fois encore) à un acte immoral. Brillamment relevé par le thème principal du film Boyd's journey (sorte de ritournelle particulièrement entêtante), la trajectoire dramatique de cet authentique anti-héros prend alors les allures d'un récit initiatique, suivant l'évolution du personnage de son exil mélancolique à sa révolte finale, de sa lâcheté fondamentale à sa résilience inconditionnelle.


Une métamorphose rendue possible par l'entrée en scène d'un méchant d'anthologie dont la propension au cannibalisme tient moins de l'appétit immoral que de la volonté de s'approprier la force et l'âme de ses adversaires. Personnage équivoque, tout aussi cynique que bestial, Colqhoun est ce qui se rapproche le plus d'un vampire. Ancien tuberculeux, désormais habité par l'esprit indien du wendigo (une créature malfaisante se nourrissant des êtres humains et dont la légende fut déjà plusieurs fois adaptée au cinéma), il se régénère en s'adonnant sans scrupules à l'anthropophagie. Régressant à l'état sauvage, d'abord par instinct de survie puis par une soif insatiable de pouvoir, Colqhoun assume pleinement sa condition et n'hésite plus à dévorer ses semblables, mue par une sorte d'addiction lui conférant un statut de véritable surhomme. Alliant la sophistication de l'homme civilisé et la nature imprévisible de l'animal, ce personnage est d'autant plus ambivalent et sournois qu'il prend un plaisir évident à manipuler ses proies (le récit de la caverne n'est qu'un formidable mensonge) ainsi qu'à tourmenter son principal adversaire en le soumettant cruellement à la "faim".


Cela n'est évidemment pas sans rappeler la relation conflictuelle qui était au centre d'Entretien avec un vampire (et qui fera également tout l'intérêt d'une série comme Hannibal), Colqhoun poussant finalement Boyd à céder à la tentation de la même manière que le charismatique Lestat le faisait avec Louis dans le chef d'oeuvre de Neil Jordan. A la grande différence que le scénario de Vorace confronte tout autant ses deux protagonistes qu'il n'en souligne continuellement leurs troublantes similitudes, et cela tant d'un point de vue narratif que formel (Antonia Bird se plait souvent à cadrer les deux personnages de manière identique). Ainsi, les deux hommes sont chacun à leur manière présentés au départ comme des personnages uniquement préoccupés par leur propre survie. Quand l'un fait le mort sur le champ de bataille, l'autre dévore ses congénères pour remédier à la maladie. Mais si Colqhoun se complaît depuis longtemps dans sa condition "vampirique", le personnage de Boyd, pourtant cruellement soumis à la tentation par son terrible adversaire, la refuse par choix moral. En nous montrant l'obstination de Boyd à ne pas céder à cet "appétit", le film (tout aussi subversif soit son propos) donne ainsi à penser que même le plus lâche d'entre tous peut faire preuve d'un sens moral inconditionnel. Et Colqhoun a beau avancer que la véritable lâcheté est de préférer mourir que de céder à la tentation, la résignation de Boyd prouve quelque-part que l'humanité va bien au-delà du simple instinct de survie. La question est ici de savoir qui de Colqhoun ou de Boyd est le plus lâche et il semble au final que ce n'est peut-être pas celui que l'on croit.


Dans Vorace, il s'agit donc de s'abandonner ou non à sa nature primaire, de s'accrocher à son intégrité morale ("dernier bastion des lâches" selon Colqhoun) ou de régresser à l'état de bête impitoyable. Ce propos survivaliste permet par ailleurs à la réalisatrice de jeter un regard particulièrement critique sur l'Amérique expansionniste d'alors (et d'aujourd'hui), hantée par les démons d'un peuple qu'elle a autrefois décimée. Se servant du personnage de Colqhoun/Ives comme symbole de la mainmise américaine sur le continent, le scénario lui fera dire : "Ce pays cherche à devenir un tout. Il étend son emprise, il consomme tout ce qu'il peut. Nous faisons simplement comme lui." C'est bien là que le film devient extrêmement violent dans son propos car à y regarder de plus près, l'avidité et l'ambition de Colqhoun n'est que l'expression de la corruption des élites, celles-ci manipulant et dévorant littéralement la masse indolente pour servir leurs propres intérêts (en cela le repas des officiers ouvrant le film n'a rien d'anodin).


Alors autant vous y préparer si vous ne l'avez pas encore vu, Vorace est de ces rares films que l'on ne peut qu'admirer toujours plus à chaque visionnage tant il brille clairement à tous les niveaux. De l'intelligence redoutable d'un remarquable script à tiroirs à la virtuosité de la mise en scène de Bird en passant par une direction artistique somptueuse et une bande originale aux sonorités toutes aussi intrigantes qu'envoûtantes (après La leçon de piano, Michael Nyman s'associait ici à l'artiste Damon "Blur" Albarn pour livrer un des scores les plus marquants qu'il m'ait été donné d'entendre), absolument tout contribue à la réussite hallucinante de ce film atypique et sans le moindre équivalent. Ajoutez à cela un remarquable casting (Neal McDonough, John Spencer et surtout Jeffrey Jones) mené par un duo de comédiens (Pearce, Carlyle) trouvant ici chacun l'un et l'autre leur meilleur rôle à l'écran, et vous aurez alors une vague idée de ce qu'est réellement cet OVNI cinématographique.


Bien que toujours aussi méconnu aujourd'hui, Vorace reste un chef d'oeuvre absolu, un monument de suspense et de terreur dont le degré d'excellence tient tout autant à la portée singulière de son intrigue qu'à la complémentarité exceptionnelle de ses différents ingrédients. Une oeuvre en état de grâce, parcourue de sursauts rageurs et insolites, et dont le lyrisme crépusculaire hante longtemps, très longtemps, la mémoire du spectateur.

Buddy_Noone
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le 16 sept. 2015

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Buddy_Noone

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