Paris, années 30. Chanteuse désargentée et au chômage, Victoria Grant (Julie Andrews) vit dans la plus extrême misère. Elle fait alors la rencontre du chanteur homosexuel Carroll Todd (Robert Preston), chez qui naît une idée étonnante : en cette époque où les chanteurs travestis ont la cote, il va faire passer Victoria pour le comte Victor Grazinski, créant le personnage de ce chanteur homosexuel se travestissant en femme. Mais les choses se compliquent lorsque « Victor » croise la route de King Marchand (James Garner), mafieux et hommes à femmes réputé, qui, lui-même, refuse d'accepter l'attirance soudaine qu'il ressent envers celle qu'il prend pour un homme…

A notre époque, où le sens de la mesure a disparu, dès qu’il s’agit de parler d’homosexualité, tout le monde panique : entre propagande LGBTQ [insérez toutes les lettres supplémentaires que vous voudrez] et homophobie, comment peut-on espérer se trouver face à un discours mesuré ?
La réponse est pourtant simple : il suffisait de demander à Blake Edwards…

Film d’équilibriste s’il en est, ce remake d’une comédie allemande de 1933 permet à son réalisateur d’effectuer un prodigieux tour de force : non content de réussir à se maintenir sur le fil au-dessus du vide, voilà qu'Edwards se met à y danser en plus le cha-cha-cha ! De fait, contrairement à l'immense majorité des réalisateurs qui s’y frottent aujourd’hui, en abordant frontalement des sujets aussi complexes et délicats que l’homosexualité et le travestissement, le réalisateur de La Panthère rose ne bascule dans aucun cliché du genre (sauf volontairement, l’emploi de la comédie burlesque l’y autorisant).
Ce qui fait la force du film d’Edwards, et le rend profondément moderne sans être révolutionnaire, c’est qu’il ne tombe jamais dans le débat, somme toute si stérile, du « pour ou contre l’homosexualité ? ». Sans jamais juger ses personnages, le réalisateur constate simplement qu’elle existe et qu’elle fait débat, c’est tout. Jamais il ne se positionne dans le débat, et étonnamment, c’est tout à son honneur. Bâtissant ainsi son film sur un simple constat et non sur une quelconque idéologie de droite ou de gauche, Blake Edwards réussit à merveille à explorer les forces et les failles de ses personnages, et à les dévoiler avec une pudeur et une élégance qui forcent le respect. Illustrant aussi bien le mal-être homosexuel que la revendication de ce choix, Edwards brosse une vision très complète du tableau, n’oubliant même pas de nous montrer que, s’il est difficile d’assumer son homosexualité dans un monde d’hétérosexuels, il peut être tout aussi délicat et compliqué d’assumer son hétérosexualité dans un monde d’homosexuels…

Mais Victor, Victoria n’est pas qu’un film sur l’homosexualité, et c’est bien là ce qui en fait un grand film. Car Edwards, s’il n’oublie jamais ses sujets profonds, sait les effacer lorsqu’il faut faire exister son film en tant que pure comédie ou pur drame. En tant que drame, donc, bien au-delà des problématiques liées à l’homosexualité, les personnages sont très attachants, et leur finesse d’écriture nous réserve quelques belles scènes d’émotion. Ainsi, évitant brillamment le piège si commun de définir ses personnages uniquement par leur identité sexuelle, ce ne sont pas d'abord des homosexuels et des hétérosexuels en souffrance que nous montre le réalisateur, mais d'abord des êtres humains, des hommes et des femmes qui font des choix, et qui souffrent.
Mais en tant que comédie, Victor, Victoria frôle également le chef-d’œuvre ! Le réalisateur fait preuve de tout le génial talent qu’il a montré durant sa carrière, et sait créer une mécanique parfaitement rôdée, basée ici sur le plus vieux stratagème du monde (le travestissement était déjà le thème des comédies d’Aristophane et Cie), merveilleusement exploité ici. Du comique de situation au comique de dialogues, tous les degrés du comique sont ici représentés, du plus subtil au moins subtil (mais toujours drôle), pour un résultat proprement hilarant.
Et ce d’autant plus que les acteurs s’en donnent à cœur joie, et diffusent un enthousiasme très communicatif. Julie Andrews - alors femme de Blake Edwards - est comme toujours incroyable, mais ses partenaires masculins James Garner et Robert Preston ne le lui cèdent en rien, nous réservant des moments aussi drôles qu’émouvants.
En outre, puisqu’on est chez Blake Edwards, on ne peut pas ne pas toucher un mot de la mise en scène, tant la caméra, véritable acteur du film, nous immisce au mieux dans le récit, et sait exploiter tous les avantages du décor avec le génie propre au réalisateur.
Enfin, en tant que film musical (et non comédie musicale), Victor, Victoria atteint son but et le dépasse même, égalant en cela le meilleur Stanley Donen. En effet, les numéros musicaux s’y montrent réellement exceptionnels, témoignant d’un sens aigu de la mise en scène et des chorégraphies, mariant l’image à la fabuleuse musique d’Henry Mancini avec un brio certain.

Film profondément touchant et hilarant, Victor, Victoria se montre donc une belle œuvre très complète, dans laquelle Blake Edwards réussit à égaler le grand Billy Wilder, qu’on croyait pourtant inégalable, en réalisant d'une certaine manière son propre Certains l’aiment chaud.
Les génies ont les chefs-d’œuvre qu’ils méritent.

Tonto
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le 9 févr. 2023

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Tonto

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