C’est l’histoire d’un type qui raconte une histoire. Une fiction qui enrôle dans un abîme identitaire et interdit de comprendre que l’on a vu sans le voir ce qui pourtant crève les yeux. Un puzzle machiavélique qui sait partager sa propre jouissance et ne demande qu’à donner du plaisir. Ses détracteurs le perçoivent comme un malhonnête exercice d’illusionnisme. Une telle position revient à oublier le lien sadomasochiste pouvant unir un film et son spectateur, le consentement délivré par le second qui permet au premier de fonctionner et d’atteindre son objectif. Pure gâterie pour polarophiles distingués, Usual Suspects s’apparente à première vue à l’un de ces jeux de société (quelque part entre le Cluedo et le Rubik’s cube) conçus pour stimuler les neurones et tirlipoter les choses de l’esprit. Coupable d’enjouement pervers, Bryan Singer est lui-même passé aux aveux : "C’est incroyable à quel point vous pouvez faire croire n’importe quoi à n’importe qui." Mais pas n’importe comment. Tout est dans le découpage au couteau, les retours en arrière tortueusement imbriqués, les rebondissements à couper le souffle s’enchaînant jusqu’à l’image finale qui laisse sur le flanc. L’angoisse, c’est la souricière. Ceux qui croyaient accomplir leur volonté de puissance ne sont que les jouets d’une volonté plus grande et plus maléfique encore. L’identification fonctionne à pleins tuyaux puisqu’on est logé à la même enseigne que les protagonistes : dans la certitude de ne jamais avoir prise sur l’intrigue. Tout ce qui soutient la perspective narrative relève du leurre, tout qui se met en place sur le plan dramatique est trompeur : les hasards, les confessions, les évènements contrôlés, les morts, les mystères dévoilés. Il y a là comme un travail de sape des plus retors, une rupture calculée du principe de confiance implicite entre le cinéaste et le public qui systématise la mystification, souvent décriée, provoquée par le flashback mensonger du Grand Alibi d’Hitchcock. Dans le genre embobinage vicelard, Singer atteint des sommets de sophistication. À chacun de s’en rendre complice et de s’y livrer pieds et poings liés.



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Reprenons. Ce sont cinq malandrins rassemblés par la police pour le détournement d’un camion d’armes. Le plus barge est certainement McManus, qui travaille (et vit, peut-être) avec Fenster, un élégant vaguement dédaigneux parlant un sabir amerloque que personne ne pige. Il y a Hockney le désinvolte, qui n’en a vraiment rien à foutre de ce qui lui arrive, et Roger Kint, surnommé Verbal parce qu’il n’en finit jamais de causer. On trouve enfin Dean Keaton, un ex-flic devenu ripou que l’on croyait mort et qui vient de réapparaître, bien décidé à filer droit. Foutaise. Dès lors qu’il se retrouve en compagnie des autres, dans ce commissariat où la fatalité l’a amené, son sort est jeté. Il sera victime (à moins qu’il n’en soit l’instigateur ?) d’une machination implacable dont personne ne sortira vivant. Personne, sauf un. Keyser Söze. Ce simple nom fait trembler tous les malfrats. Qui est-il ? Où se cache-t-il ? Nul ne le sait. De folles légendes courent à son sujet. Mi-Mabuse, mi-Arkadin, il est l’Arlésienne du crime moderne, un être insaisissable et surpuissant, invisible et omniprésent, qui semble tirer toutes les ficelles. Ce démon redoutable, on l’a rencontré il y a plus de cinq siècles. Un boiteux au bras atrophié. Un manipulateur accompli qui ne redoute pas même les plus hautes autorités. Un meurtrier sans âme capable d’abattre sa propre famille. Le Mal incarné. Keyser Söze, c’est le Richard III de William Shakespeare. Comme Clarence était embastillé puis assassiné sur ordre de Richard, les suspects sont emprisonnés suite à une manigance de Söze. Comme Richard restait dans l’ombre et surgissait juste le temps d’anéantir les efforts du roi et de la reine pour sauver les apparences, la police et le FBI unissent leurs forces pour dénouer l’écheveau et Söze fait éclater l’enquête. Comme Richard discréditait les prétentions de l’héritier légitime par une fable, Söze compromet la tentative de retour à la vie honnête de Keaton en lui offrant un improbable premier rôle dans les braquages. Comme Richard faisait tuer son frère et ses deux enfants, Söze liquide Fenster, le partenaire de McManus. Enfin, comme à la bataille de Bosworth Richard était désarçonné, quémandait désespérément un cheval, était immobilisé par sa blessure puis tué par le comte de Richmond, qui héritait du trône, Keaton cherche en vain la cocaïne à bord du funeste bateau, constate la mort de Hockney et McManus et finit descendu par Söze qui prend sa place, aux yeux du flic borné, comme souverain incontesté de la pègre.


Toute la trame s’organise autour de l’interrogatoire de Verbal Kint par l’agent Kujan, lequel élabore à chaque déclaration des hypothèses illustrées comme étant des réalités. Mais plus le film avance, plus celles-ci sont contredites et aussitôt visualisées par la reprise rectifiée de la narration au passé, sans le moindre effet de trucage optique qui puisse faciliter l’entendement du spectateur. Söze avait les moyens d’éliminer ses complices sans faire de bruit, de faire disparaître le témoin gênant séquestré par le clan hongrois, et même de refuser de parler à Kujan, couvert par son immunité. Alors pourquoi se donner tant de mal à monter une embrouille aussi complexe et à en entortiller encore l’exposé ? Pour s’amuser, certainement : être le diable, ce ne doit pas être drôle tous les jours. Cette histoire débute après des années de coexistence peu pacifique entre les truands indépendants, les narcotrafiquants argentins et l’empire Söze. Comme Richard III se déroule alors que les cendres de la guerre des Rose sont encore fumantes, il s’agit pour le super-criminel de pulvériser la concurrence, d’asseoir définitivement son hégémonie. Et pour Verbal, son avatar-héraut, de le faire savoir au monde — et d’abord aux policiers. La manœuvre est diabolique. Elle se compose de quatre pièges : le commissariat, le faux taxi, le dealer de coke, le chantage de Kobayashi. Comme les nasses qu’on utilise à la pêche, faites d’entonnoirs intriqués, chaque étape conduit à la suivante, toujours plus risquée et plus meurtrière. L’image est formalisée par le gratte-ciel où est attaqué Kobayashi, constitué de cubes décroissants. Il y a dans la fiction de Usual Suspects quelque chose de la Kabbale, cet ensemble de spéculations métaphysiques sur Dieu, l’homme et l’univers, qui prend racine dans les traditions ésotériques juives : un parcours figuré en dix points qui sont autant d’étapes, d’épreuves, de champs de conscience, de forces en action. Vers le XIIème siècle, l’étude des textes sacrés est devenue une doctrine inquiétante dont le but était d’asservir les fidèles. On se souviendra peut-être que les historiens font remonter sa naissance à la captivité des Juifs à Babylone. Ils ne disent pas s’ils ont dû se soumettre au rituel de la parade d’identification des suspects…


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Le film ne raconte pas autre chose : l’omnipotence démiurgique du récit, son pouvoir d’assujettissement sur les hommes. Tous les instruments de Verbal sont ceux du parfait scénariste. D’abord et avant tout le point de vue : l’action n’est pas la même selon qui la regarde. Ensuite l’artillerie lourde : la structure dramaturgique, le héros, les fondations mythiques de la figure de Söze. Les grands principes raciniens : à chaque séquence ou presque son unité de temps, de lieu et d’action. Puis vient l’équipement léger : ellipses, flashbacks, fausses pistes (la boîte à cigarettes), vraies-fausses pistes (celui qui dort en prison, Hockney, est bien le coupable… du vol de camion). Sans oublier la cavalerie : ironie, retard cognitif, conflits internes, externes et réversibles, climax et anti-climax. Verbal, et Singer avec lui, s’amuse comme un petit fou à nous rouler dans la farine entre le crédible et l’inventé, le panneau d’affichage sur le mur du bureau et le café guatémaltèque. Il s’offre même un petit happy end personnel. Surtout, en spécialiste des substances hallucinogènes, il possède au plus haut point point cette arme fatale que constitue l’imagination. Elle fait naître un quatuor de personnages d’une étiquette publicitaire ou un avocat non-japonais d’une marque de tasses en porcelaines. Le nom crée la chose. Comme en hébreu, où le même terme signifie "mot" et "chose" : celle-ci existe à partir du moment où elle est nommée. L’Éternel dit : que la lumière soit, et la lumière fut. Au commencement était le Verbe — Verbal. Par la parole il crée un monde qui disparaît dès qu’il souffle dessus. Tout n’est que mirages, fantômes, apparences. On songe à la célèbre citation de La Tempête de Shakespeare, encore lui : "Nous sommes de l’étoffe dont sont faits les rêves."


Comme dans tous les grands romans et films noirs, c’est le désenchantement qui l’emporte. Péché originel. Rachat impossible. Passé dérisoire. Futur illusoire. Voilà pourquoi on ressent comme une douleur la réplique de McManus, à Los Angeles. Il est au volant de sa voiture et se dit à voix basse, presque malgré lui : "Il doit pleuvoir à New York." Réflexion banale, inattendue, presque ridicule. Mais la côte Est à cet instant, pour lui, c’est la survie qui lui échappe. Parce que Usual Suspects tenait la dragée haute au Miller’s Crossing des frères Coen ou au Reservoir Dogs de Tarantino, sortis quelques années plus tôt, on a prédit à Singer une belle carrière d’auteur virtuose. Il n’aura hélas pas suivi la trajectoire de ses prestigieux confrères et sera resté l’homme d’un seul coup d’éclat. On peut le déplorer, ou bien se réjouir que le deuxième long-métrage d’un cinéaste âgé d’à peine trente ans cumule autant de qualités avec un aplomb qui frise l’insolence. Maestria hors pair du casting, chaque acteur typant et nuançant son rôle : de Gabriel Byrne à Kevin Spacey, de Chazz Palminteri et Benicio Del Toro, tous font vibrer la diversité, le charisme et l’ambigüité d’une troupe premium. Dialogues mitraillés dont la tranchante concision et l’humour noir allègent la densité dramatique. Montage brillantissime et quasi mental, digne du meilleur De Palma, qu’accompagne une musique superbe à la Bernard Herrmann. Jusqu’au délectable deus ex machina qui invite à retourner à la case départ, enrichi de ses désillusions, le film-culte de Singer est un hommage étourdissant aux prérogatives du conteur et au bonheur ludique de s’en laisser conter. Le brio de sa construction est magnifié par son apparence de joyeux désordre, par l’impitoyable logique de son déroulement. Et sa nonchalance relève de la plus grande élégance. Le diable, ce jour-là, avait une classe folle.


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Thaddeus
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le 1 mai 2023

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