Comment envisager l’amour dans un monde rongé par la haine, mais où la solitude est pourtant douteuse ? Comment rencontrer l’autre, quand l’étranger est l’ennemi ? Comment parler, se livrer, se confesser, quand l’intime est devenu suspect ? En 1938, en Italie, le fascisme règne en maître et instaure une ère de délation, de suspicion et de violences tant physiques que symboliques à l’égard des « marginaux » – c’est-à-dire celles et ceux jugés comme tels : les juifs, les homosexuels, les anti-fascistes et bien d’autres. Une journée particulière d’Ettore Scola se sert de ce contexte historique particulier pour grossir les traits d’une fable malheureusement atemporelle : la marginalisation des femmes et des homosexuels.


L’Italie face à son histoire


En 1977, plus de trente ans après la fin du fascisme d’État, l’Italie n’en demeure pas moins pétrie de résidus de représentations sociales fascistes, qui se déploient dans le racisme, la misogynie ou l’homophobie. Rappelons que deux ans plus tôt, le grand Pasolini, homosexuel et anarchiste de gauche, fut assassiné dans des circonstances partiellement obscures mais vraisemblablement liées à son orientation politique et sexuelle. Dans Une journée particulière, l’ancrage historique de l’aube de la Seconde Guerre mondiale n’est donc qu’utilitaire, illustratif, et sert de loupe pour mettre en évidence les réalités qui se jouent toujours dans l’Italie contemporaine de la sortie du film. Certes, en 1977, les homosexuels ne sont plus ouvertement traqués, les femmes ont plus de droits et de considération qu’en 1938. Mais l’absence d’outils de répression directs, politiques, tels qu’ils peuvent être mis en place dans une dictature, ne signifie pas l’absence de toute forme de répression et de marginalisation de ces mêmes individus dans une société dite « républicaine ». La violence symbolique est toujours là – quand elle n’est pas aussi physique.


Une journée particulière a donc ceci d’ironique dans son titre même, que le film raconte moins l’histoire de deux individus particuliers, dans un contexte particulier, un jour particulier de l’année, qu’une réalité généralisable à l’ensemble d’une société, quels que soient le jour, l’endroit ou l’époque. Cette journée du 6 mai 1938 est « particulière », avant tout parce qu’elle correspond à l’entrée dans Rome d’Hitler et à sa rencontre avec Mussolini, devant un peuple libéré pour quelques heures de toute activité professionnelle ou familiale, convié à ce qui s’apparente à l’événement du siècle. Voir tous ces citoyens quitter leur appartement, déserter les immeubles et les quartiers résidentiels pour se rendre dans les rues et sur les places publiques – qu’on ne verra, nous spectateurs, jamais –, installe dès le début du film une atmosphère paradoxale, à la fois apaisante et apocalyptique. Toute vie semble avoir quitté ces lieux habituellement bruyants et fréquentés, devenus un labyrinthe de béton, d’escaliers et de balcons désertiques. Ne restent que trois personnages : la concierge, forcée de garder les lieux en l’absence de résidents, et écoutant la rencontre entre Hitler et Mussolini à la radio ; Antonietta, une femme au foyer typique, ne pouvant se permettre de perdre ces précieuses heures de calme pour accomplir ses tâches ménagères ; Gabriele, un homosexuel anti-fasciste dont la vie ne tient qu’à un fil, et qu’une telle célébration n’attend pas à bras ouverts. Trois personnages – et bientôt deux, surtout – isolés dans les murs gris et froids d’une architecture éminemment carcérale. Une dimension théâtrale évidente : un immeuble tentaculaire, une journée extraordinaire où toute une société est de sortie, une rencontre entre deux personnages restés seuls chez eux par la force des choses. Unité de lieu, de temps, d’action. Et un silence assourdissant, alourdi encore par le bourdonnement incessant de cette radio lointaine.


Partenaire particulier


Au centre de l’attention, l’un des plus grands couples de l’histoire du cinéma : Sophia Loren et Marcello Mastroianni, partenaires dans une douzaine de films. Mais ce duo-ci est peut-être le plus fort et émouvant, et son caractère tardif n’y est pas étranger. En 1977, Marcello Mastroianni a 53 ans, en paraît dix de moins et tourne encore régulièrement avec les plus grands réalisateurs de l’époque. En 1977, Sophia Loren n’a que 43 ans et sa carrière est au plus bas, jugée trop vieille pour la plupart des premiers rôles, malgré sa beauté éternelle et son talent inaltérable. Deux carrières éblouissantes à la longévité disproportionnée. Deux dieux de la comédie romantique à l’italienne, parfois enfermés dans des stéréotypes de genre, mais qui volent ici en éclats à l’occasion de rôles à contre-emploi : la brune au regard séducteur, à la bouche pulpeuse et au décolleté saillant ; le dandy rêveur au charisme viril, séducteur souriant aux belles paroles et aux gestes théâtraux. Ettore Scola dira lui-même : « En somme, mon intention était de proposer Mastroianni et Loren hors des schémas à l’intérieur desquels ils ont été utilisés, hors de cette glorification du sexe qui est une des conditions du marché cinématographique. […] Ainsi, le discours du marché cinématographique ressemble étrangement à celui qu’il y a dans Una giornata particolare : les deux personnages sont victimes eux aussi d’un autre marché, le marché fasciste qui vendait l’idéologie du mâle supérieur et l’idéologie de la femme subalterne et soumise ». Le génie – et le mérite – de Scola sera donc d’offrir à Sophia Loren ce rôle incroyable de femme au foyer épuisée, mal vêtue, mal coiffée et sans maquillage ; mais surtout soumise, et dont les désirs sexuels sont écrasés par les tâches domestiques. Un personnage au bout du rouleau pour une actrice qui prouve alors qu’elle n’a pas peur de s’afficher sans fard à l’écran, en devenant contre toute attente d’autant plus belle et magnétique que ses yeux sont cernés et ses joues creuses. Une beauté faite de fatigue et de tristesse, un regard glacial qui bouleverse. De l’autre côté, la voix vieillissante de Mastroianni est plus profonde que jamais, tandis que sa classe n’a pas pris une ride et se superpose parfaitement à la sensibilité que son personnage appelle.


Une journée particulière raconte cette rencontre entre deux solitudes, entre deux âmes broyées par l’histoire qui se perceront à jour par la maladresse de leurs mots, par l’intensité de leurs regards perdus et la douleur juchée derrière leurs rares sourires volés. Des êtres habitués à pleurer seuls qui retrouveront, à deux, la possibilité même du rire, du jeu (les tours en trottinette dans l’appartement, les pas de danse marqués sur le sol) et même de la séduction (Sophia Loren se recoiffant en cachette, espérant plaire à ce voisin inconnu). Une naïveté retrouvée l’espace d’une journée où tout redevient possible, comme pour deux adolescents s’imaginant tout un tas de choses qui n’arriveront pas. Cette sincérité et cette joie renaissantes contrastent évidemment avec la photographie sépia, volontairement terne, qui donne à ces lieux déjà froids et monotones une couleur de désespoir. Les visages et les voix, s’adoucissant progressivement, n’en rayonneront que davantage.


Rendez-vous avec soi-même


La relation entre Antonietta et Gabriele est à la fois belle et violente. Est-ce une relation d’amour, ou bien uniquement d’empathie, voire de pitié ? On ne le saura jamais vraiment. Ce qui est sûr, c’est que chacun voit dans l’autre le reflet de sa propre tristesse, de sa propre marginalité ; et surtout, pour eux que personne n’écoute ni ne considère, la possibilité d’un réel interlocuteur. Les discussions gagneront en profondeur et en sérieux au fil des minutes : d’abord, ce ne seront que de simples bavardages de cages d’escaliers entre voisins un peu gênés d’être face-à-face ; puis les masques tomberont pour laisser place aux premiers désaccords.


Quand Antonietta découvre que Gabriele est anti-fasciste, son incompréhension est autant dirigée vers lui qu’envers elle-même : aliénée dans un quotidien qui ne laisse pas de place à la réflexion, et encore moins à la remise en cause de l’ordre établi, elle semble décontenancée à l’idée même qu’on puisse être anti-fasciste, anti-Mussolini. Sa ferveur n’est pas militante, mais profondément passive. Ce n’est qu’en discutant avec Gabriele qu’elle se rend compte que le fascisme ne va pas de soi, et qu’il se pourrait même qu’il soit une mauvaise chose. Pourquoi ce voisin du 6e étage est-il anti-fasciste, se demande-t-elle ? Et Mastroianni de renverser les perspectives, d’une réplique éternelle : « Ce n’est pas le locataire du 6e étage qui est anti-fasciste. C’est plutôt le fascisme qui est anti-locataire du 6e étage. » De même, quand elle découvre l’homosexualité de Gabriele, après avoir secrètement espéré le séduire, c’est son ego et sa féminité qui en prennent un coup. Qu’espérait-elle ? Échapper le temps d’un baiser à sa condition de femme mariée et soumise ? Tomber amoureuse et refaire sa vie, alors qu’elle le connaît à peine ? Ces scènes, bouleversantes au demeurant, mais profondément pathétiques, sont de vraies scènes de désespoir et d’actes irréfléchis dans lesquels les deux personnages s’abandonnent. Mais ils semblent encore enfermés en eux-mêmes, dans leur propre solitude, agissant surtout selon leurs pulsions et flattant leur propre égo.


Car leur rencontre est un échec annoncé : par leur différence d’orientation sexuelle, déjà ; par leur rapport au fascisme, ensuite ; par leur place dans l’ordre social, enfin. En effet, même s’ils sont tous deux marginalisés et invisibilisés dans la société fasciste, leur statut respectif est aux antipodes l’un de l’autre. D’un côté, Gabriele est dans un rapport de marginalité face à la vie même (au début du film, il est prêt à se suicider ; mais sa survie, en tant qu’homosexuel et anti-fasciste, ne tient qu’à un fil de manière générale), de sorte que sa vie n’est qu’un sursis où la mort n’est jamais loin. De l’autre côté, Antonietta est à ce point intégrée et normalisée dans la société fasciste qu’elle en devient passive et invisible, enfermée dans une condition elle aussi mortifère, mais moins par la menace perpétuelle que sa « déviance » constituerait, que par l’irréflexion et l’inertie désespérante qu’une telle routine génère (sa vie est un éternel recommencement, sans finalité propre). La fin du film ne fera que confirmer ces deux tendances, et entériner leurs destins diamétralement opposés.


Retour à la cage départ


Une journée particulière est donc une croisée des chemins, où Gabriele aura, pour une journée, le sentiment de remettre les pieds dans la vie, sans peur du jugement ou crainte de la délation ; et où Antonietta, à l’inverse, aura l’impression d’avoir pour quelques heures les pieds légèrement en dehors de sa prison quotidienne. L’histoire d’un amour platonique entre deux invisibles, l’une d’être trop dans la « normalité », l’autre de devoir constamment faire semblant pour cacher sa différence.


Finalement, le motif pour lequel ils se rencontrent est une jolie métaphore de leur propre moment d’intimité partagée : un oiseau s’enfuit de sa cage, vole d’un appartement à un autre avant d’être rattrapé et remis derrière ses barreaux. Une journée particulière raconte cette brève saillie de liberté où deux voisins franchissent le vide qui sépare leurs deux fenêtres, et éprouvent l’espace de quelques instants ce vertige de la liberté : un envol fragile où les rêves d’ailleurs et d’amour redeviennent possibles, avant d’être cueillis par un balai les renvoyant à leur juste place : une chambre et un escalier – là où les unes sont contraintes à la soumission, et là par où les autres sont définitivement poussés vers la sortie.


[Article à retrouver sur Le Mag du ciné]

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le 13 févr. 2021

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Jules

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