On l'a cru égaré, perdu l'espace d'un film sur les chemins du thriller, sur les terres d'un cinéma qui ne lui ressemble guère. Après avoir osé le changement de registre, le renouveau artistique avec The Third Murder sans véritablement pouvoir nous convaincre ou nous charmer, Hirokazu Kore-eda revient aux fondamentaux avec Une Affaire de famille et convoque l'esprit de Yasujirô Ozu pour l'occasion : à l'instar de son aîné, il invite son spectateur à chercher l'harmonie personnelle qui lui permettra de surmonter la dysharmonie environnante. Un rêve d'harmonie qui se concrétise à l'écran par l'édification d'une famille rêvée, celle des chapardeurs, au sein de laquelle le bonheur se gagne simplement avec le cœur, avec ces liens vrais que l'on tisse avec autrui.


Pour que ceux-ci nous apparaissent vrais et forts aujourd'hui, Kore-eda n'hésite pas à en tisser d'autre avec ses films anciens, exhumant au passage une authenticité cinématographique qu'on avait un peu oubliée le concernant. On retrouve ainsi, disséminés çà et là tout au long du récit, des motifs familiers qui font écho à notre propre expérience de spectateur, comme ces allusions à l'enfance malmenée de Nobody Knows, à la filiation difficile de Tel Père, tel fils, ou encore à l'héritage mémoriel de Still Walking. Plus qu'une simple et énième chronique familiale nippone, Une Affaire de famille se présente à nous comme un film-somme, comme la pierre angulaire d'un cinéma qui n'aura eu de cesse de donner toute sa signification au mot « famille ».


Mais avant de l'exprimer ainsi, avant de laisser ses personnages mettre des mots sur les liens qui les unissent, il s’emploie à dénoncer les maux absurdes qui rongent nos sociétés d'aujourd'hui, ces postures hypocrites que l'on adopte tous, ces mensonges que l'on se fait pour oublier les abjections familières, la marchandisation des rapports, et le tarissement de tous nos espoirs : il faut regarder le chaos droit dans les yeux pour pouvoir y faire face, pour imaginer être un jour apaisé dans un monde qui ne l'est guère...


Pour ce faire, Kore-eda revisite le cinéma d'Ozu, tout en se gardant bien d'être aussi pessimiste que lui, afin de nous faire comprendre la déshumanisation de notre monde : on ne sait plus donner à l'humain la place qu'il mérite, contrairement à cette famille de chapardeur où tous les membres sont mués par le même désir de vivre ensemble.


Et c'est à ce bonheur du foyer idyllique, à cette douce utopie du « vivre ensemble » sous un même toit, que Kore-eda nous invite à croire, au moins l'espace d'un instant. Il filme une famille totalement artificielle, bricolée étrangement autour d'une activité dénuée d'affect, celle du larcin, avec des membres dont l'asociabilité semble avérée tant ils ont été marqués par la vie, abîmé par les autres, rejeté par la société... Et pourtant, sous nos yeux, le miracle apparaît : les liens se tissent entre les êtres revêches et du chaotique naît soudain l'harmonie !


Et tout l'art de Kore-eda, toute son intelligence et sa finesse, consistera à nous faire croire au « vivre ensemble » en nous faisant percevoir, entendre, apprécier, cette harmonie enfin retrouvée. Comme a pu le faire Ozu dans le passé, avec des films comme Il était un père ou Bonjour, il affiche sa méfiance à l'égard de ce langage de tous les jours qui ne veut plus dire grand-chose, comme ces mots familiers qui ont fini par être galvaudés ou ces conventions sociales qui n'en finissent plus d'être hypocrites. Il fait plutôt confiance au langage du corps pour trouver un peu de vérité ou de sincérité, comme ces actes qui se suffisent à eux-mêmes pour revendiquer l'existence d'un amour, d'une entente, d'un lien tangible entre les êtres.


Ainsi, c'est par une séquence muette que nous sommes introduits au sein de cette « affaire de famille », c'est grâce au silence que nous croyons à l'existence de l'harmonie parfaite : le vol à l'étalage commis par un homme et un enfant est filmé de telle façon que nous pensons assister au jeu entre un père et son fils. L'illusion est savamment entretenue par une mise en scène qui exalte les preuves d'une vraie communion ; ils agissent de concert et se comprennent en un regard, ils sont complices dans tous les sens du terme. Évoluant dans l'illégalité, le lien affectif qu'ils témoignent ne nous semble pas moins réel que le supposément officiel. Avec sa caméra, sans dire un mot, Kore-eda pose les fondations du « vivre ensemble » : c'est sur les liens vrais que l'on construit les relations stables.


Toute la première partie sera ainsi dédiée à cela, à ce doux rêve que les individus peuvent construire et se reconstruire ensemble, malgré la violence du monde, malgré le chaos qui nous guette. Ce chaos, d'ailleurs, on le retrouve au sein même du foyer sous la forme d'un impressionnant fatras, d'un amoncellement d'objets qui vient coloniser l'espace, ou encore et surtout à travers la vie même de cette micro-société qui ressemble à une sorte de joyeux tohu-bohu où toutes les générations s'entassent, se croisent, et apprennent à vivre ensemble. Le chaos, nous dit Kore-eda, n'est pas dangereux si la communion entre les individus est suffisamment forte.


Si la métaphore peut sembler évidente ou un peu trop simpliste, la finesse avec laquelle il conduit son propos lève vite toutes nos appréhensions : collée au plus près de ses acteurs, empêchant habilement tout effet de profondeur, la caméra relègue presque en hors champ le monde extérieur, sa violence et sa réalité cafardeuse. On retrouve alors, l'espace d'un instant, la douce poésie de I Wish ou de Still Walking avec cette jungle urbaine qui se transforme en terrain de jeu, avec cette attention portée au corps et à sa vérité insolente : les rires, les sourires, les accolades ou encore les caresses, nous font oublier tout le reste – les repas bruyants, les tours de magie ratés, les coïts interrompus – pour que l'on ne retienne que cette idée de communion, cette image d'une famille qui vit unie malgré tout. Une séquence, d'ailleurs, résume très bien l'élégance de Kore-eda, celle du feu d'artifice où sa caméra se désintéresse du monde extérieur pour mieux contempler le plus beau des spectacles, la vision de ce ceux qui ont su s'inventer une famille.


Mais si Kore-eda nous invite à croire à cette utopie, il n'en oublie pas pour autant la dure réalité du monde dans lequel on vit. C'est ce qu'il s'emploie à dénoncer dans une seconde partie qui s'orne, pour l'occasion, des attributs du film policier. Alors bien sûr, on peut regretter le retournement narratif un peu grossier (l'arrestation de Shota qui sert de prétexte à faire intervenir le monde extérieur) et le recours un peu facile à la salle d'interrogatoire afin d'opposer basiquement une société profondément humaine à une autre qui l'est beaucoup moins. On a connu Kore-eda plus inspiré, c'est vrai. Néanmoins, il parvient à tirer son épingle du jeu en restant fidèle à l'esprit d'Ozu et à son art de la litote.


En ouvrant son récit et notre champ de vision, en faisant s'écrouler les murs de la cellule familiale, il met soudainement en lumière tous les maux et travers que nous avions oubliés jusqu'alors et qui sont ceux du monde ordinaire : la violence, la lâcheté, l'hypocrisie, etc. on redécouvre alors les personnages, en faisant attention à leur fêlure, à toutes ces blessures intimes qu'ils ont tentées d'apaiser dans le bain familial : la maltraitance, l'abandon, le rejet, le désamour... Et finalement, assez subtilement, apparaît au centre de l'écran la vraie quête des uns et des autres, la seule demande que l'îlot familial permet de formuler à demi-mot, ce besoin d'être reconnu comme « père », « mère » ou « enfant », ce désir d'être aimé pour ce que l'on est tout simplement.


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le 14 oct. 2022

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Procol Harum

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