Des débuts en fanfare : c’est, au sens propre comme au figuré, l’ouverture tonitruante d’Underground : l’éclat des cuivres, la course folle et éthylique ponctuée de chants braillards, de billets de banque et de coups de feu vers le ciel annonce le programme de la farce tragique à venir.


Dans une ville déjà sous les bombes, les individus vivent au diapason : les premières scènes, d’un grotesque très fellinien, dépeignent dans une comédie outrancière l’âme slave dans toute son exubérance : d’une masturbation pilonnée par l’aviation allemande à un chaton utilisé en guise de chiffon à chaussure, de mensonges éhontés en trafic en tous genres, c’est une criminalité joviale dans laquelle il semble qu’on n’ait pas encore besoin d’être adulte, dans laquelle on se cogne pour parler, et l’on finit une bouteille en se l’éclatant sur le front.


La planque d’une partie des personnages dans une cave a elle-même, dans un premier temps, les échos d’une farce : Kusturica y reprend cet éloge du bricolage, cette capacité féroce à s’adapter à toutes circonstances qu’il donnait déjà à voir dans Le Temps des Gitans.
La vie se ponctue par ses sommets : un accouchement, plusieurs mariages (dont un réalisé à l’aide de cordes pour contraindre la future épouse), des pendaisons : l’occasion, à chaque fois, d’un festin gargantuesque et d’un chant collectif qui exorcise la réjouissance et les peines et fait valser jusqu’à la tourelle d’un tank. Puisque la guerre s’éternise, la collectivité s’adapte. Alors que la magie faisait partie du monde des Gitans, on œuvre ici en artisans pour la faire advenir, à l’image de cette machinerie qui permet à la mariée de léviter au-dessus des convives.


Le récit, tragédie de la répétition divisée en trois parties (La guerre – La guerre froide – La guerre) place en son cœur la trahison : à la guerre franche et lisible succède l’insidieux d’un mensonge qui va réécrire l’Histoire. La très belle idée du tournage permettant à Marko de s’attribuer le beau rôle, et sur lequel son ami trahi tombera à sa sortie du souterrain dit beaucoup du projet du cinéaste : la vie, pour être supportable, doit se parer des oripeaux du mensonge, d’un folklore constant.


Les incursions les plus poétiques ont donc lieu au terme de la deuxième partie : alors que les langues se délient sous les flots d’alcool, la première catharsis (l’explosion des cloisons, puis l’attaque du tournage, c’est-à-dire d’une Histoire révisée) semble rendre envisageable une délivrance. Mais il n’en est rien : l’Europe est devenue un réseau souterrain et la situation est inextricablement liée à la guerre ; on ne sort pas de son filet, comme en témoigne cette scène de noyade.


La troisième partie sera donc celle d’une gueule de bois à l’échelle continentale. Le mensonge se poursuit, mais le cynisme est assumé : alors qu’on pensait certains personnages disparus, les voilà qui investissent un nouveau territoire de violence : de la même manière qu’ils étaient confrontés à leurs doubles lors du tournage, les voilà dupliqués dans l’atroce et inéluctable retour de la guerre.


Le bruit, la fureur, et des larmes qui s’expriment par tirs de mortiers interposés… Kusturica poursuit la trajectoire de ses personnages condamnés au cycle éternel de la violence. La seule issue semble, au terme de ce déluge de mensonges et de trahison, le recours à une autre fiction : une autre fête, un refuge collectif, un mariage uchronique qui réunirait les vivants et les morts et les verrait se détacher du monde des hommes : un chant qui célébrerait la concorde, tout en quittant le monde : au cœur de ce lyrisme noir, tout de contrastes, se loge une part de l’âme des Balkans : un banquet tonitruant coloré de désespoir.

Sergent_Pepper
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le 8 mars 2017

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