Qualifier un film d'OVNI cinématographique est une pratique de plus en plus courante et paresseuse. Le critique n'ayant pas saisi tout du film qui lui a été présenté, et qui n'aura pas manqué d'être déconcerté ou dérangé par certains de ces aspects aura pour réflexe de protection de dégainer l'excuse de l'OVNI (ou plutôt OCNI, si l'on veut être précis) pour gratter son papier peinard et masquer les zones d'ombres qui le gênent. Pour peu que le film soit abscons, lent ou un peu hypnotique, l'étiquette arrive avec la rapidité virale d'une nouvelle vidéo de chatons adorables sur les réseaux sociaux.

Et puis il y a les films qui méritent vraiment cette appellation. Déjà parce qu'ils traitent d'OVNI. Et puis parce que le traitement d'un sujet déjà étonnant (une forme de vie extra-terrestre mal définie qui fait disparaître par divers stratagèmes des humains dans un but probable de nutrition) s'avère riche en audaces et en surprises. "Under the Skin", nouveau long-métrage du rare et méconnu Jonathan Glazer, est de toute évidence de ceux-ci.

Difficile de savoir par où le prendre. Ca commence par une stupéfiante séquence quasiment abstraite et peu colorée, où un point puis des couleurs et des formes apparaissent, sur fond de balbutiements. On se croirait dans une relecture contemporaine des séquences les plus folles de "2001 l’odyssée de l'espace", on ne sait pas trop ce qui se passe à vrai dire mais on suppose que quelque chose voit le jour et / ou arrive sur terre. Ce quelque chose devient ensuite une voix articulée et un oeil, et le film démarre. La première séquence est tout aussi déconcertante puisqu'on suit un personnage qu'on ne connaît pas dans une besogne que l'on ne comprend pas. Un corps est remonté depuis un fossé, embarqué dans une camionnette et puis une nouvelle séquence étrange débute, où un corps advient, celui de Scarlett Johannsonn, brune. Devant ce qui semble être sa première victime, celle à qui elle emprunte probablement forme, voix, apparence et vêtements. Passées ces trois premières séquences étranges, sidérantes de silence forcené, de musique (déjà) anxiogène et de concision, le dispositif du film se fait jour.

Soit une prédatrice à forme humaine qui chasse. Le génie incontestable de la première partie du film repose dans la simplicité radicale de son parti-pris. Montrer de manière subjective une forme de vie étrangère la notre qui observe notre monde, tente de le comprendre et surtout de se préserver. Par un miracle de mise en scène, d'interprétation subtile et de musique absolument démente, l'effet est inouï : à tout moment, on a l'impression d'observer nous aussi nos congénères avec un regard in-humain, totalement an-empathique, et on apprécie de voir, sans cesse, l'hypnotique piège se refermer. Charme physique, charme rhétorique, les premiers dialogues du film arrivent tard et sont dans l'absolu plutôt banal : une femme seule drague des jeunes banlieusards aux accents très marqués. Ces séquences filmées presque comme des caméras cachées font sentir la menace qui pèse sur ces futures proies. Et puis il y a les sommets d'angoisse que représentent les moments paroxystiques où la belle les attire dans son antre, sorte de non-lieu, d'espace indéfini, extensible, hors du temps. Noirs sidéral où la matière n'obéit plus à nos lois, où les corps nus se reflètent dans un miroir trompeur, et où les mâles aveuglés de désir disparaissent, la bite fièrement dressée, dans un magma silencieux. Le score de Mica Levi, tout en agressions hermanniennes extrêmement dissonantes et réduites à leur plus minimale expression, souligne avec ferveur et frénésie ces instants de subversion totale. On ne sait pas ce qui se passe, ce qui va se passer et le film effraie littéralement parce qu'il propose quelque chose qu'on a jamais réellement vu. On s'attendait à quelque chose de vampirique ou d'explicite, mais la dimension glacée et sophistiquée de ces mises à mort nous prend au tournant.

Film d'errances, on atterrit rapidement sur une plage pour un nouveau morceau de bravoure et une des séquences les plus dérangeantes de l'année. Une famille se noie sous le regard impassible de notre créature qui ne s'intéresse qu'à sa proie, qu'elle traîne consciencieusement devant un bébé en pleurs. Les cris de cet enfant et le rugissement des vagues vont vous hanter pour longtemps. Après d'autres séquences de déambulation et une chute mémorable, le film cesse d'explorer avec nous l'étrangeté de son personnage principal face à un monde qui se résume pour elle à une réserve de nourriture. J'aime moins la deuxième partie, même si la cheville scénaristique hautement symbolique est plutôt honorable.

Soit une nouvelle variations sur le thème de la chasse en camionnette, à ceci près que la victime ressemble à Joseph Merrick. Sauf que la monstruosité physique de cet homme ne peut émouvoir ou perturber celle qui n'est pas de notre espèce. Il est une proie comme les autres. Un miroir dans lequel elle verra son reflet puis une mouche prise au piège sur une vitre auront pourtant effet d'épiphanie et la belle se ravisera, laissant finalement fuir le pauvret, nu, dans les landes, où il sera rattrapé et capturé par le mystérieux complice dont nous ne saurons rien. La suite m'intéresse moins, à base de tentative de fuite dans la campagne écossaise humide et brumeuse, toujours mutique et cette étrange tentative de vivre "à l'humaine". La fin est cependant nettement plus réussie, ramenant étrangeté, radicalité voire humour dans un récit qui paradoxalement s'humanisait trop à mon goût.

Maintenant, il faut louer la richesse thématique et interprétative de l'ensemble. La direction artistique est parfaite, le jeu de l'actrice également, la mise en scène très intelligente. Mais que signifie ce film au juste ? Est-ce simplement une variation arty et un peu trop obscure sur le cinéma de genre fantastique / SF ? Au premier degré cela se tient, le film étant suffisamment explicite pour qu'aucun doute ne soit permis sur la nature de cette chose et sur ses actes, mais par ailleurs plutôt discret sur les détails de son existence, de ce mystérieux complice et de leurs motivations. On peut aussi y voir un effet de miroir entre la violence de cette prédatrice et celle de la nature, forte, impitoyable et sublime, indifférente à la détresse des humains réduits à l'état de proie. Il y a la plage bien, sûr, puis ce brouillard enveloppant et matriciel, et enfin ce plan superbe et équivoque où la belle est littéralement "au bois dormant". L'animalité, la bestialité et les instincts de survie et de chasse sont une piste, mais d'autres m'interpellent.

Une femme. Seule. Séduisant des hommes, avides. Obsédés. Elle les tue. Drôle de regard sur nos sociétés contemporaines, belle subversion, féministe en filigrane, sur ce que c'est que d'être la proie des regards et du désir, et finalement inverser ce rapport de force. Le côté voyeuriste du film dans les séquences en GoPro ou en caméra cachée (la chute dans la rue) appuie cette thèse là. Et puis on peut encore repousser cette réflexion : une femme, emmitouflée dans une fourrure, qui drague au volant d'une camionnette et est entourée par un homme étrange et dangereux dont elle semble finalement vouloir se défaire pour connaître le "vrai" amour... A bien des égards le film évoque le parcours d'une prostituée immigrée travaillant pour un proxénète inquiétant et qui chercherait à s'enfuir. Cette lecture est bien sûr très imagée, mais il me semble qu'elle se tient.

En bref, l'économie de discours du film en fait aussi la force puisqu'elle permet d'y projeter fantasmes, lectures militantes ou genrées ou tout simplement relecture du film de genre, le tout dans un écrin d'une élégance rare et d'une stylisation qui force la respect. Si, à titre personnel, tout ne me séduit pas dans le film (un gros coup de mou en deuxième partie), je salue l'effort et la beauté du geste, et m'est avis que ce "Under the Skin" va encore me hanter pendant quelques mois. Pour une fois la note est donc sévère, mais qui aime bien châtie bien.

PS : ce film contient la scène qui m'a le plus effrayé depuis un moment, et par ailleurs cette séquence sur la plage est vraiment, vraiment sidérante et dérangeante.

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le 2 juil. 2014

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Krokodebil

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