Immersion dans un New-York interlope, dialogues au débit mitraillettes, gloire et chute d'un loser magnifique, sensation cauchemardesque, ... Les frères Safdie seraient-ils devenus les héritiers direct du cinéma de Martin Scorsese ? Sa présence au générique en tant que producteur exécutif pourrait le laisser penser.
Si l'influence du maître est évidente, il serait bien trop aisé et malhonnête de n'accorder la réussite de ce film qu'à ce dernier et de ne pas reconnaître le talent propre aux deux frères.


Uncut Gems est un maelstrom de sensations, un film en flux-tendu épuisant, enivrant, un tourbillon de paroles et de situations, qui attrape son spectateur à la volée et l'embarque dans sa tornade menée à un rythme d'enfer. Comme son titre semble l'indiquer, Uncut Gems semble une masse dense brute, non traitée, non coupée, un film long, pluriel qui ne s'arrête jamais, mais qui demeure à tout moment parfaitement lisible.


On célèbrera pour cela la mise en scène, la caméra portée du grand Darius Khondji, toujours parfaitement placée, toujours à juste distance, embrassant avec agilité les mouvements de son héros qu'il colle sans le lâcher, l'enfermant dans une ville bruyante et labyrinthique, un monde claustrophobique, à l'image de la bijouterie, comme le cœur physique du film, bloc rose bonbon sans ouverture, dans le sas de laquelle on se retrouve souvent enfermé.

Ce héros donc, un des sommets du genre du "loser magnifique", qu'incarne avec une justesse rare l'excellent Adam Sandler, dans ce qui est instantanément son meilleur rôle, est tour à tour touchant, drôle, détestable, méprisable, vulgaire, émouvant. Un héros à l'image du monde qu'illustrent les frères Safdie, ce New-York polymorphe qu'on hait précisément pour ce pourquoi on l'aime ; une ville en furie, hétéroclite, entre nights club R'n'B et enchères d'aristocrates, entre dîner de Pessa'h traditionnel et vulgarité des bijoux clinquants, entre néons et villas cossues.
Une mixité qu'accompagne à merveille la mise en scène, embrassant la grâce de certains instants, mais la percutant très vite à la trivialité, avec pour point d'orgue l'ouverture qui passe de la vision magnifique d'une opale à celle d'une coloscopie, donnant d'emblée le ton, le tout au rythme de la composition alambiquée du brillant Oneohtrix Point Never, qui donne une tonalité presque fantastique à ce film qui ne l'est jamais.


Connaissant les Safdie on se doute bien que le poids qui pèse sur les épaules de Howard Ratner ne fera qu'augmenter, que l'épée de Damoclès pendue au-dessus de sa tête finira un jour par tomber, que les moments apaisés ne sont le signe que d'un calme avant la tempête.
Mais l'écriture en montagnes russes, prenant de court le spectateur (sur-stimulé, retenant sans cesse son souffle), manipulant à distance son rythme cardiaque, est d'une telle précision et d'une telle efficacité que l'on se surprend à vouloir y croire, à espérer le happy-end, à nier la cruauté de ce conte sombre sur l'avidité et les méandres de l'argent, ce conte extrême.
On se laisse prendre au jeu, refusant le fatum pourtant évident, et la cruauté finale glaçante de ce conte moderne, qui semble parfois prendre la forme d'une parabole judaïque.


C'est la toute la force de cette histoire qui dans sa construction n'a rien d'original mais qui à tout instant, par son rythme à 100 à l'heure et son écriture en tension permanente emporte son spectateur, le retient, et lui fait retrouver le frisson des récits simples et le sentiment rare de l'empathie.


Uncut Gems est donc le film qui impose les frères Safdie comme de grands metteurs en scène, ici en maîtrise totale de leur œuvre, et en pleine confiance de leur talent.
On sort de cette spirale à la After Hours totalement ébouriffé, aussi bouleversé qu'excité, tendu autant que stimulé par cette proposition de cinéma de grande qualité, dont les auteurs sont désormais les garants d'une touche indé de haute volée, fidèles à leurs origines, sachant magner les émotions et imposer leur style unique, tout en tirant le meilleur du cinéma américain qu'ils modernisent avec brio.
Un cinéma qui ose et propose, n'a peur de rien, qui secoue autant qu'il honore son art.
Un bijou.

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le 4 mars 2021

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Charles Dubois

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