On a souvent présenté le cinéma de Tavernier comme le marqueur d’une certaine rupture avec la Nouvelle Vague. Son travail avec le duo de scénariste Jean Aurenche et Pierre Bost en est évidemment le symbole le plus évident : fustigés par Truffaut dans un célèbre article des Cahiers du cinéma en 1954, les deux hommes sont un peu tombés en désuétude avant que Tavernier ne vienne les rechercher. Il ne s’agit pas pour autant d’une provocation faite à l’air du temps : son cinéma est dès le départ emprunt d’un véritable attachement à l’écriture littéraire, au sens du dialogue sans pour autant se momifier dans un savoir-faire à l’ancienne.


Avec Un dimanche à la campagne, Tavernier passe à l’étape supérieure, puisqu’il adapte un roman de Pierre Bost, Monsieur Ladmiral va bientôt mourir, publié en 1946, pour un film qui sera l’un des ses plus ouvertement littéraires, notamment dans certains passages que le réalisateur lit directement en voix off pour accompagner ses images. Le sujet est cette fois résolument modeste, se concentrant sur une cellule familiale, et la visite du dimanche de deux enfants à leur vieux père, sans aucun autre événement que ces petites désinences de l’intimité quotidienne.


Bien entendu, la prédilection pour un regard sans fard sur les médiocrités de ce bas monde n’est jamais mise de côté. Chaque personnage a droit à son petit tour de chant par lequel on le voit jouer sa partition factice, pour fustiger avec une certaine tendresse les rapports de classe à la domestique, l’inquiétude endimanchée des parents engoncés dans des discours préfabriqués, la rivalité entre une bru et son beau-père déguisée en politesse, un fils tentant vainement de se faire sa place tandis que son épouse a été jusqu’à changer son prénom, et sa sœur surjouant l’indépendance affective.


Au milieu de toute cette comédie modeste plus bienveillante qu’acide, la figure du père, rechignant à reconnaître que son trajet à pied vers la gare s’allonge au fil des années (« Les gens d’âge, ça ne veut pas admettre »), et qui se laisserait bien aller à un bilan sur son existence, souvent interrompu par son entourage à qui la mort fait encore peur.


Nul événement dans cette torpeur d’un dimanche où le soleil joue dans les feuilles, où l’on accorde plus d’attention aux temps morts (la sieste, les jeux des enfants, les incursions dans les chambres à l’écart du groupe) qu’à la petite cérémonie codée de la visite au vieux père. La densité des thématiques sature pourtant le récit, qui abordera en 90 minutes (une discipline rare chez Tavernier) les rivalités, la jalousie, l’amour, la filiation, l’ennui, l’innocence, l’argent, la succession et, surtout, des silences gorgés de vérité (« Alors il accrocha de toutes ses forces son regard au paysage pour ne plus penser à rien qu’à la couleur des choses »).


Le passage du temps se saisit à la volée, par les souples travellings dans une demeure emplie d’objets et de souvenirs, et la question centrale d’un autre regard, celui du peintre. Monsieur Ladmiral a peint toute sa vie, souvent des natures mortes, comme celle encore en cours dans son salon, et que sa fille critique gentiment. Revoir ses tableaux consiste pour lui à mesurer le chemin parcouru, sans grand éclat, et dans une humilité qui l’a tenu, peut-être, à l’écart du monde. Les personnages entrent souvent de ce fait en collision, communiquant avec difficulté (un thème crucial chez Tavernier, présent dès L’Horloger de Saint Paul), permettant de superbes interprétations de Louis Ducreux discret et fatigué à Michel Aumont, touchant de maladresse, en passant par une Sabine Azéma aussi pétillante que fragile.


C’est par cette thématique de la peinture que se justifie tout le traitement du récit d’un film qui conjugue en permanence la facticité (littéraire, d’écriture, et même esthétique dans le soin apporté aux prises de vue) et l’authenticité la plus modeste. Peintre un peu raté, Monsieur Ladmiral pose sur son œuvre un regard qui équivaut à un bilan d’existence, et qui questionne tout ce tableau de famille qui, à bien y réfléchir, s’apparente à une nature morte. Et pourtant : dans ces maladresses, dans certains moments volés, par la grâce spontanée de certains gestes se dessinent l’essence même de vérités profondes et de sentiments indestructibles. La virée avec sa fille en témoigne, les emmenant vers un bal musette qui semble les projeter dans un tableau impressionniste, par un renouvellement du décor et de la palette qui peut faire émerger de façon éphémère des confidences et un véritable moment de partage. L’apaisement avec lequel le père parle de son art en dira autant sur sa vie que sur l’intention du romancier ou du cinéaste qui le porte à l’écran : « En imitant l’originalité des autres, j’aurais été encore moins original. J’aurais perdu ma petite musique. J’ai peint comme je le sentais, avec honnêteté, et si je n’ai pas mieux réussi, du moins, j’ai entrevu ce que j’aurais pu atteindre. »


(8.5/10)

Sergent_Pepper
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le 16 avr. 2021

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