Stéphane Brizé signe le troisième volet de ce qu'on nomme déjà sa "trilogie" sur le monde du travail contemporain français. Trilogie qui gravit, si l'on utilise un langage tout à fait capitaliste, l'échelle salariale ; La loi du marché s'intéressait à un petit salarié en quête tragique et constante d'un emploi, tandis qu'En Guerre concentrait son récit sur la lutte sociale et le rôle majeur des syndicats. Avec Un Autre Monde, au titre aussi plein d'espoir que d'ironie, Brizé se penche sur un autre type de salariat, celui des patrons, finalement jamais vraiment patrons car toujours à la botte d'un supérieur et toujours salariés eux-mêmes, soumis à des patrons et à une loi qui les dépasse et les écrase, celle du marché, donc.


Le dispositif est le même que dans ses précédents opus, avec ses acteurs non professionnels (qu'on prend plaisir à retrouver, comme une troupe, dans des rôles différents), son approche documentaire et son réalisme glaçant, et le cadre esthétique est conservé, le film étant majoritairement constitué de gros plans et de hors champs, avec une image bouchant sans cesse toute forme possible d'horizon, et donc d'évasion, enfermant les personnages dans leur solitude, leurs tensions, leur malheur et leurs dilemmes moraux.
Vincent Lindon est comme toujours exceptionnel, dans ce rôle où il mâche sa rage froide et affiche un visage comme mort, qui cache pourtant une tempête dans un crâne en ébullition, confiné qu'il est dans ses bureaux gris, et tournant comme un lion dans sa cage.


Le constat social que livre Stéphane Brizé est tragique parce que réel, et, en se glissant du côté des patrons, le film se pare d'une ironie noire profondément mordante, tuant dans l'œuf toute forme de colère possible (il est la suite autant que l'antinomie d'En Guerre qui, quoique tout autant désespéré, portait en lui une fureur vive et une envie d'en découdre). Dans cette énergie éteinte, le réalisateur en profite pour raconter les creux et se glisser toujours derrière les choses et les événements pour mieux en démontrer l'horreur. Il se laisse parfois aller à des symboles trop poussés qui tendent à décrédibiliser l'ensemble et à le déconnecter de son terreau réaliste (la marionnette, sur laquelle il insiste lourdement, la pluie et la grisaille permanentes, le couple en instance de divorce et confronté au handicap mental de leur enfant - admirablement interprété par Anthony Bajon, reconnaissons-le tout de même).


Mais par son efficacité et sa noirceur qui fait, au pire, rire jaune, Un autre monde révèle en fin de compte son pouvoir cathartique et l'espoir qu'il porte profondément en lui d'un autre monde, peut-être ce fameux "monde d'après".

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le 28 janv. 2022

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Charles Dubois

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