Je m'étais abstenu jusqu'alors de faire une critique de Twin Peaks : Fire Walk With Me, parce que, comme pour la plupart des films que j'aime à ce point et/ou qui m'ont autant marqué, j'ai peur de ne pas leur rendre justice en péchant par enthousiasme ou volonté d'exhaustivité étouffante - problème de bon nombre des critiques sur les œuvres de Lynch, très bonnes mais généralement trop longues, à plus forte raison avec une interface comme celle de senscritique (EDIT : largement optimisée en ce qui concerne la mise en forme des textes depuis) (EDIT 2 : et depuis, à renforts de modifications, démontré à mon grand désarroi que le mieux est l'ennemi du bien...) qui ne permet pas de segmenter le texte correctement -, mais aussi et surtout parce que j'estime que ces films n'ont pas besoin de moi, qu'ils se défendent très bien tout seuls.

Et il y a bien entendu le sempiternel problème de la hiérarchie textuelle par la chronologie, le fil du texte qui place en exergue les premiers éléments abordés au détriment des autres, noyés dans l'épaisseur étouffante du texte. Quand tout est également important, par quoi commencer ?
Par le début pour le coup. Car la véritable clé de lecture de Fire Walk With Me, explicite au possible et pourtant qui continue d'échapper à bon nombre de détracteurs du film, c'est le générique : une télé n'offrant que de la neige - ou des rémanence du bruit de l'Univers (NB : si ça ne te parle pas, c'est que tu as au moins une décennie de moins que moi) - se fait détruire avec une violence extrême.
Et tout est dit, la rupture avec la série TV est consommée, assumée, annoncée, affirmée!
On n'a donc pas affaire à une préquelle traditionnelle, mais une relecture du mythe twinpeaksien.

La ville est différente, plus grande, moins canadienne, le cast de la série est en très grande partie absent. Pourtant un sacré paquet de scènes (plus de 50 minutes!) ont été tournées avec ceux-ci, mais Lynch a décidé de s'affranchir de la série pour en offrir sa relecture et a donc, grâce à ses cojones de titane, osé couper les ponts avec celle-ci, malgré l'assurance d'une levée de bouclier de la part des fans trahis.

J'ai fantasmé longtemps sur ces scènes, et dans un coffret sorti relativement récemment, j'ai enfin pu les voir...

Et je suis très content de les avoir vu, mais encore plus content qu'elles ne fassent pas partie du long métrage. La plupart sont pourtant excellentes, mais elles auraient amoindri l'impact du film, sa cohérence de ton, en introduisant artificiellement le décalage burlesque que l'on peut retrouver dans la série.


L'exemple le plus flagrant est celui de la scène du Bang Bang Bar, cette magnifique scène où Laura se fait accoster par la Dame à la Bûche qui lui annonce sa chute de façon métaphorique - les tendres rameaux de l'innocence consumés par le feu qui brûle en Laura - pleure devant la chanson de Julie Crews, pour ensuite retrouver deux clients potentiels pour une partie de débauche.

Elle se fait rejoindre par Donna qui décide de la suivre dans sa dérive nocturne.
Et dans la version cinéma du film, en passant par une simple porte, ils basculent dans l'envers du décor, un lieu de débauche, maléfique et sensuel à la fois, surnaturel, une sorte d'interzone où tout devient possible, la Pink Room, peut-être l'une des meilleures scènes du film, sur une musique pesante couvrant les dialogues.
Les fans de la série devinent qu'on est passé comme par magie du Bang Bang Bar à ce qui pourrait être une vision revisitée du One Eyed Jack. Ils savent aussi que les deux lieux sont bien éloignés, ne sont pas reliés par une porte magique.
Lynch avait filmé une scène qui explicitait le trajet, plutôt bonne de surcroît, mais qui aurait énormément dilué l'impact du basculement d'un plan de réalité à l'autre qui participe à l'impact intense de ce moment. Lynch choisit de privilégier la force onirique et évocatrice plutôt que de donner de le "fan service", à juste titre.

Il en est de même pour toutes les coupes. Lynch a fait le deuil d'une quelconque cohérence vis-à-vis de la série, et c'est non seulement audacieux, et d'autant mieux comme ça, à mon humble avis.

Car le film Twin Peaks nous permet de partager la chute de Laura Palmer, de l'accompagner lors de ses derniers jours vers un funeste destin annoncé d'office, de profiter enfin de la compagnie d'un personnage qui nous a marqué au fer rouge, une présence énorme de par le vide qu'elle crée dans la petite ville de Twin Peaks en disparaissant, qui était réellement au centre de la série, à la fois égérie, façade, et trou noir métaphorique, ange et démon, victime et bourreau (car Twin Peaks est double, dès le titre, dès le générique, le titre n'est pas gratuit).


Laura est la marque d'une absence articulée par la douleur d'une ville entière.


Mais, comble d'audace, de violence trouble, TP:FWWM offre en plus une double lecture possible, joue d'une ambiguïté sombre récurrente dans l'œuvre cinématographique de Lynch, là où la série offrait une certes une autre forme de dualité, de pluralité de tons, mais avait les pieds plantés dans le surnaturel, sans équivoque.


Laura est-elle "simplement" une fille violée par son père et qui a imaginé, projeté sur lui l'entité de Bob pour ne pas avoir à faire face à une réalité horrible, violente, et troublante, de par le feu que "Bob" éveille en elle ? Cette vision rationalisante, si elle est à mon avis fausse, est néanmoins suggérée partiellement comme une possibilité tout au long du film, qui est loin de tout expliquer, certes, mais qui est néanmoins là, à la façon des propositions concernant deux autres longs métrages de Lynch, Mulholland Drive et Lost Highway, à savoir

le facile "tout ceci n'était qu'un rêve" de Mulholland Dr, combiné à une linéarité gentiment secouée, ou la schizophrénie de Fred Madison et de son double fantasmé Pete Dayton dans Lost Highway (même si dans ce dernier, cette hypothèse ne fonctionne que dans une certaine mesure, laissant de grosse zones d'ombre).


Mais une des leçons de Lynch, des clés de lecture de ses films tient aussi dans le fait que les événements, qu'ils soient "réels" ou qu'ils se passent dans l'imaginaire, dans le monde des rêves ou dans la psyché des individus, influent aussi sûrement dans un cas comme dans l'autre sur la réalité vécue.

(NB : ne pas faire de jeu à boire en cherchant les jeux de doubles dans le film, c'est dangereux pour la santé)


On trouve aussi au centre de tout un thème récurrent chez Lynch : le Pacte avec le Diable, généralement symbolisé par un objet transitionnel, ici la Bague. Il est suffisamment explicite ici pour que je ne revienne pas dessus - je l'avais déjà abordé dans une courte critique de Mulholland Dr. -.

Le thème de la chute de Laura, de la perversion de l'innocence consumée a été très bien évoqué par ThomasBourdier ici : http://www.senscritique.com/film/Twin_Peaks_Les_Sept_Derniers_Jours_de_Laura_Palmer/critique/47194072 donc pourquoi allonger une critique qui l'est déjà un peu trop ?


Donc NON, Fire Walk With Me N'EST PAS une trahison de la série, mais une relecture, un éclairage nouveau où les ombres menaçantes dansent sur une nouvelle toile et révèlent des angles cachés.

C'est la réappropriation d'un mythe, un rêve, qui offre finalement beaucoup plus qu'une simple préquelle à qui saura faire l'effort de ne pas y projeter ses propres attentes.


The dreamer is still asleep... But who Dreams the Dreamer ?

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le 7 avr. 2023

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toma Uberwenig

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Prodigy
9

...and the angels wouldn't help you, because they've all gone away.

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Dalecooper
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UNE GROSSE ARNAQUE!!! (avec des majuscules, pour bien signifier que c'est bidon)

David Lynch est un grand réalisateur, qui a fait de grands films, et a frappé un grand coup avec la série Twin peaks (qu'il a co-crée avec Mark Frost). Il est compréhensible qu'il ait voulu...

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