Lorsqu’on a regardé la série Twin Peaks, on a toujours été attentif aux épisodes réalisés par Lynch, et force est de constater qu’ils se distinguent de l’ensemble. Sa signature plane sur l’ensemble du show, mais s’affadit à plusieurs reprises en son absence.
D’où l’attente suscitée par ce film où l’initiateur reprend les choses en main et contrôle de bout en bout cet épisode, ou, pourrait-on dire, cette pré-saison de 2h15.
Autant le dire d’emblée, le film est une immense réussite et apporte un éclairage salvateur
sur les zones les plus fades de la série. Il me parait impensable qu’on puisse renier cette œuvre si l’on a apprécié la série : elle en est l’aboutissement, l’acmé qu’on ne pouvait atteindre dans la production télévisée.
Car le premier élément qui choque dans ce film absolument terrible, c’est sa radicalité. On le sent bien, Lynch a carte blanche. Exit l’humour, la pudibonderie, le verbal pour dire le Mal : lignes de coke, jeunes filles dénudées, ongles arrachés en gros plans, gros blues malade et hypnotique, on passe à la vitesse supérieure. L’accès la loge noire de l’épisode final pèse sur le film, d’une noirceur profonde. Onirique et cauchemardesque, notamment par un travail très fin sur le son supervisé par Lynch himself, tout est fait pour nous happer vers un cauchemar sans fin et désespéré. Bob est là, Bob possède Laura et son père, qui n’ont qu’à subir, exsudant toute les larmes de leur corps, se liquéfiant dans un mal qui fascine et repousse.
Le principal sujet du film est bien Laura : désormais connue du spectateur qui a appris à dépasser la photographie de la Queen of prom qui pourtant concluait la quasi-totalité des épisodes de la série, elle donne à voir sa vie schizophrène et dénuée de libre arbitre. Déjantée avec Bobby, sorte de prolongement dark side du couple Sailor/Lula, amoureuse sacrificielle avec James, terrorisée avec son père dont elle découvre l’identité progressivement, elle alterne les rôles de victime impuissante et de garce possédée. Ce film est celui de son adieu au monde, du renoncement à l’existence du fait de son appartenance aux forces maléfiques. C’est un drame dont on connait l’issue, une tragédie au sens strict, lyrique et désenchantée, sublime et proprement effroyable.
Dès le prologue où l’on massacre Teresa Banks dans les règles de l’art pour ouvrir une enquête tordue et désarmante, Lynch annonce la couleur. Dans un univers encore plus radicalement instable que Blue Velvet ou Sailor & Lula, point de place à la fantaisie. Tout est pensé, mais tout fuit et l’on se perd, pour reprendre l’expression de Laura à James avant de l’abandonner pour le sauver d’elle-même : « Let’s get lost together ».

Au bout d’une demi-heure, Twin Peaks réapparait : on retrouve la musique de Badalementi, mais quelque chose a changé. Tout, en réalité, parce que nous sommes avec Dale Cooper des initiés de la loge. Les protagonistes de la série ne sont plus que des figurants, quand ils ne sont pas absents (tous les Horne, même si l’on sait que ce ne fut pas un choix de la part de Lynch), et l’univers au long cours et à l’aspect formaté se délite violemment. Le soap est rincé, décapé, l’étrange et l’incongru contaminent chaque séquence et la tension ne retombe jamais : chaque sursaut ne provoque pas le réveil, mais fait chuter Laura dans une nouvelle strate de cauchemar. A ce titre, saluons la performance de Shery Lee dont on ne pouvait soupçonner un tel talent de comédienne.
La grande idée de Lynch est celle d’honorer le spectateur de la série en dépit de la formule du préquel. Certes, il apprendra en détail ce que fut la vie de Laura avant sa mort. Mais la loge est hors-temps : ainsi, Dale Cooper a sa place, et même Annie apparait pour avertir Laura de son enfermement. Bouclage magistral, introduction et conclusion puissamment pathétique, qui laisse entrevoir la mort de Laura comme un soulagement face au cauchemar de son existence, le film prépare, tout en lui faisant ses adieux, un monde qui ne pourra rétrospectivement être vu avec la même candeur que la première fois, et donne à voir la puissance du Mal avec une acuité et une poésie aussi hypnotiques que radicalement tétanisantes.


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Sergent_Pepper
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