« Pourquoi ça se fait pas ? Et si tout d’un coup ça se faisait ? » déclame Balasko.
Tout est dit, et il faut s’appeler Blier pour oser suivre ce programme avec une telle audace.
Certes, Trop belle pour toi est d’abord un film sur l’incompréhensible attirance d’un homme pour une femme « ordinaire » alors qu’il a pour épouse une splendeur comme Carole Bouquet. « Comment c’est possible ? » se demandent un grand nombre de personnages.
Tout est possible quand il est question d’amour, de désir et d’humanité.
Puisque tout d’un coup « ça se fait », marchons sur les terres de Bunuel lors d’un dîner où l’on dirait tout, nos désirs secrets et nos blessures intimes, nos reproches honteux et nos élans confus.
Comme souvent chez Blier, les aphorismes pleuvent. Mais s’arrêter à la leur ton péremptoire serait réducteur, tant ils se succèdent et se contredisent. On explique, on circonscrit, un temps. La beauté parfaite d’une femme tue tout désir : il n’y a plus de rêve, il ne reste qu’à mourir. Certes, mais le désir et la chair, ces scènes incroyables entre Balasko et Depardieu, ces visages illuminés s’affranchissent de tout discours.
Lorsque Blier décide de mettre son sens du récit, volontiers iconoclaste, onirique voire absurde au service des modulations mystérieuses du désir amoureux, le pari est risqué. La comédie grinçante, comme Buffet Froid, en était rendue corrosive et jubilatoire. Le marivaudage en est magnifié.
Le travail esthétique est constant, épousant par d’amples travellings latéraux les nuances du cœur jusque dans ses moindres inflexions. Le montage, elliptique, se met lui aussi au service des revirements sentimentaux. Sauts temporels, transgressions narratives, voix off intradiégétiques, tout semble prôner une distance par rapport aux enjeux passionnels. Paradoxalement – et volontairement, c’est l’effet inverse qui se produit. Séduits par ces ruptures, nous devenons les interlocuteurs de cette comédie humaine qui prend des proportions collectives, en témoigne l’importance du motif des transports en commun : train ; métro, bus, autant de lieux dans lesquels on parle à la multitude.
Portées par des comédiens au sommet, les voix sont l’un des grands motifs de cette partition tourmentée. Rarement forcées, veloutées, colorées par une sincérité sensuelle.
Et enfin, Schubert. En totale adéquation avec les cœurs meurtris et les mouvements de la caméra, la musique qu’on pense d’abord extérieure et illustrative (extradiégétique, donc) se révèle, par un jeu transgressif classique chez Blier, un élément du récit lui-même. Constante (au point d’exaspérer Depardieu dans sa réplique finale) fluide, superbe, elle accorde à chaque plan la grandeur que semblait lui refuser le cinéaste par sa dissection clinique des rapports humains.

« Je viens de faire l’amour pendant trois heures, si vous saviez comme c’était bon », dit Balasko à un anonyme sur le quai. « Pourquoi vous me dites tout ça ? », lui demande-t-il. Sa réponse pourrait être considérée comme le programme de Blier pour son film : « Bonheur, cadeau, partage ».
Sergent_Pepper
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le 14 août 2014

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Sergent_Pepper

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