Partant du principe que l'humour est la politesse du désespoir, certains se sont spécialisés dans l'art comique, du spectacle et de l'illusion, pour pallier les déficiences notables du langage : le cirque devient ainsi l'ambassade de la solitude pour Fellini dans La Strada, les pitreries visibles dans La Garçonnière ne font que révéler la mélancolie de ses occupants, le "faire semblant" est tout ce qui reste à Umberto D pour sauvegarder un soupçon de dignité... Maren Ade, quant à elle, se voit en bouffon, en Toni Erdmann, pour causer de la tristesse que lui inspire le monde, pour exorciser ce sentiment d'amertume qui l'étreint à chaque fois qu'elle pose les yeux sur la déliquescence ambiante, pour murmurer des peines ou des "je t'aime" que l'on tait si souvent, pour parler de la vie, tout simplement, que l'on gâche ostensiblement pour du fric, pour du chic, pour du rien...

Rien d'original à l'horizon, il est vrai, Toni Erdmann nous propose un pitch convenu, classique, qui ferait le bonheur de n'importe quelle petite comédie dramatique sans intérêt. Mais le tour de force existe bel et bien, il réside dans sa manière étrange d'aborder le sujet, logeant son intensité et sa vérité dans ces instants de confusion où nos repères chancels, où notre conscience est sollicitée afin de redéfinir notre réalité.

Pour y parvenir, Maren Ade met au centre de son récit le personnage auquel le spectateur pourra le plus facilement s'identifier, c'est-à-dire Ines Conradi. Ainsi, elle espère - et c'est bien là, la principale limite du film- que nous partagerons avec l'héroïne les mêmes sentiments équivoques. En faisant prévaloir son sens de l'image, la cinéaste Allemande reconstitue avec éloquence le monde d'Ines, qui est celui des métropoles uniformes et du capitalisme triomphant. La sincérité ne semble pas exister en ces lieux puisque le langage verbal ne traduit pas la pensée de son auteur, celle-ci étant exclusivement dévouée au culte des apparences : il faut faire semblant en toute occasion, afin de coller aux standards, aux poncifs, dictés par la société : les bijoux et les vêtements luxueux clament la réussite sociale, les excès onéreux (night-clubs huppés, coke, champagne...) résument le bonheur, la réappropriation des archétypes du porno signifie l'épanouissement sexuel... voici ainsi, en quelques images bien senties, comment Maren Ade résume la vie vantée par nos sociétés libérales. Tout cela est bien sûr réducteur et s'inscrit dans l'art de la farce : on va jouer avec les postures, les caricatures, afin de créer une émotion, un instant de trouble où le rire, s'il existe, aura la couleur de la gêne, de la stupeur ou du plaisir. Autant d'instants éphémères durant lesquels les parois lisses du factice vont craqueler, libérant enfin un langage empreint de vérité.

Ainsi le film tire sa force de ces brefs instants de collision, durant lesquels la réalité d'Ines va entrer violemment en contact avec le discours paternel, provocant étincelles, grincements de dents et sourires aux lèvres ! On l'a bien compris, dans le monde décrit par Maren Ade, les mots ont perdu de leur sens car ceux qui les prononcent doivent tenir un rôle socialement prédéfini. C'est là où entre en scène le trublion, Toni, dont les grossiers artifices (fausses dents, perruque) ne lui permettent pas de dissimuler son cœur de père inquiet... Le grand talent de la cinéaste est ainsi de disséminer la bonne parole paternelle tout au long de l'histoire, la faisant exister dans ces moments où le trouble l'emporte sur la torpeur ambiante. Sa force réside exclusivement dans la réussite de ces instants de dissonance où les extrêmes cohabitent soudainement : c'est la retenue d'Ines, visage fermé et cheveux lissés, qui rencontre la décontraction du père, cheveux défaits et chemise ouverte ; c'est le drame social qui voit débouler l'humour potache...

Une multitude de séquences vont ainsi se déployer tout au long de la narration, faisant côtoyer les genres avec plus ou moins de réussite, mettant souvent en exergues de bien jolies fulgurances : c'est la critique sociale qui se fait sentir au détour d'une visite d'usine, c'est le pathétique qui surnage lors d'une soirée en night-club, c'est la relation intime entre un père et sa fille qui s'écrit autour d'une rappe à fromage... En mettant ainsi en branle la réalité d'Ines, Maren Ade parvient à faire résonner un discours de vérité – violent, âcre ou suave- qui nous ouvre les yeux sur une triste réalité, qui est celle de l'incommunicabilité des êtres, surtout de ceux qui s'aiment, et d'un monde qui n'en finit plus de se déshumaniser.

Il faut reconnaître que Toni Erdmann n'est pas un film facile à appréhender, ou à apprécier, car la méthode employée affiche de nombreuses limites ; on pourra regretter le va et vient continuel entre différents genres (drame, comédie, chronique sociale), qui donne l'impression d'une œuvre parfois confuse ; tout comme on pourra déplorer ces séquences volontairement dilatées qui laissent bien souvent dubitatif...

Fort heureusement, les qualités d'écriture et de direction d'acteur nous font oublier ces quelques désagréments. On peut alors apprécier pleinement la séduisante prestation de Sandra Hüller, tout comme on savoure l'élégance d'une mise en scène qui se permet de mettre à nu les êtres en toute pudeur : le bonheur s'invite entre une fille et son père lors d'une rencontre à poils ; un instant aussi précieux qu’éphémère car rapidement, le charme tombe et les visages s'éteignent, l'amertume d'être passé à côté de sa vie refait surface.

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le 16 déc. 2023

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Procol Harum

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