Tout commence par la recherche d'une place. Un mercredi de sortie, au multiplexe, arrivé 10 minutes avant le début du film, je ne m'attendais à rien. Et pourtant. Elle est là, me fait signe de son dossier rouge accueillant et de son maïs éclaté entremêlé sur sol.



Excusez-moi Mademoiselle, cette place est prise ?



Manifestement non, car sans un mot la jeune femme y retire son sac pour le poser entre ses jambes. Je n'aime pas arriver après tout le monde dans la salle. J'aime avoir l'embarras du choix de la place, quand bien même je jette toujours mon dévolu sur la même, j'aime ranger tranquillement mes affaires pour être bien à l'aise pendant la séance. J'aime marquer mon territoire et y aller de mon petit rituel avant chaque séance. C'est déjà l'esprit contrarié que les premières notes de la Maif (cet assureur proche du peuple manifestement) résonnent dans la salle : je n'aurai ni le temps, ni la place de m'adonner à ma routine sacrale, et hors de question d'embêter mes voisins en gigotant comme un asticot en essayant de ranger le maximum d'affaires dans un minimum d'espace.


La séance commence Harmony, profite. Une chance, je suis tout de même bien placé, en espérant que la voisine deux rangées devant se décidera tout de même à arrêter sa partie de Candy Crush Saga et à s'intéresser au film à un moment donné. Une heure passe ; bon, c'est du Inárritu pur jus, la mise en scène défonce sévère, la photographie est sublime, on en fait des caisses pour montrer à quel point on est l'esthète de la décennie, on navigue en eaux connues, en bien comme en mal. La musique est franchement excellente, mais on commence à préparer mentalement sa liste de courses pour l'après-séance. Je suis là sans être vraiment là. J'espère qu'il ne va pas nous refaire le coup de Birdman ce con. Ma voisine encaisse difficilement la séquence du grizzli, j'ai envie de la réconforter en lui rappelant que ce n'est pas pour de vrai tout cela, que Momma Bear est certifiée ILM, pas BIO. Mais d'un autre côté, cette séquence est vraiment viscérale, difficile de la contredire là-dessus.


Plus le métrage défile, plus j'acquière l'intime conviction qu'Inárritu n'a rien à dire, et cette perspective me réjouit. Ce monsieur n'est jamais aussi bon que quand il ferme sa grande bouche et laisse parler les autres. Or ici ça tombe bien, tout le monde a droit d'expression : Lubezki filme tout en lumière naturelle, on laisse respirer le décor, les acteurs s'en donnent à cœur joie dans la course à celui qui sera le plus gritty de tous (Tom part avec un tour d'avance, mais bon), au milieu de ce joyeux bordel le cinéaste ne semble être présent que pour honorer une commande de belles images, et je commence à me dire que le film ne pouvait pas espérer mieux pour trouver un minimum d'intérêt dans mon p'tit cœur. Quitte à faire un gigantesque clip de 150 minutes, autant se lâcher, il a raison le bonhomme.


Ma voisine lâche un petit "wow" face à ce que l'on pourrait aisément considérer comme le travelling compensé le plus génialement fou de ces 20 dernières années ; j'hésite à lui faire un high 5, et puis je me demande si elle admire l'esthétique dingue de la séquence ou salue le geste technique. D'un côté comme de l'autre, difficile de la contredire. Deux heures de métrage, et le film commence à ressembler à un album de Led Zeppelin : on m'envoie la purée à la gueule avec fureur et subtilité à la fois, et moi j'en redemande. Il apparaît désormais clair, si proches de la fin, que The Revenant n'a jamais rien eu à raconter sinon la légitimation d'une vengeance, et c'est tant mieux, car ces 120 minutes n'ont pas été de trop pour nous décrisper, moi et ma voisine. Elle qui passait son temps à se tripoter les cheveux, je comprends maintenant mieux pourquoi : la coquine est à fond derrière la quête du beau Leo. Je la sens investie. Pas de chance, avec moi c'est Team Hardy jusqu'au bout de la nuit, baby. S'ensuit une bataille sur et hors écran, où Leo et Tom se renvoient la balle dans une sanglante partie de ping-pong hivernale, amplifiée d'une main passée dans les cheveux ou d'un tapotement de la cuisse, en fonction du rapport de forces dominant.


Ce n'est un secret pour personne, pas même pour le cinéaste, Leo finira par gagner. Mais en bon perdant, pas vachard, j'accepte volontiers ma défaite et me résous à profiter pleinement de cet épilogue attendu, mais pas dégonflé pour autant. C'est peu de temps avant que le générique de fin ne commence à se dérouler que l'évidence m'explose à la figure : ce film est le truc le plus furieusement classieux que le Cinéma ait pu produire depuis Heat. 20 ans que l'on attendait un film valant plus pour ce qu'il est que pour ce qu'il représente, 20 ans que l'on attendait cette parfaite alchimie entre mise en scène, photographie, direction d'acteurs, montage et musique. 20 longues années que l'on attendait un nouveau duel en face-à-face entre deux monstres sacrés d'une génération (les plus mauvaises langues me rétorqueront que DiCaprio et Hardy ont déjà joué ensemble dans Inception, mais ils n'étaient alors pas l'un contre l'autre). Alors ce n'est sans doute pas aussi puissant que Heat, mais moi je suis aux anges parce que le film a su me conquérir de la plus belle des manières, alors que je partais le regard en berne.


La dernière évidence s'imposera au moment de rassembler ses affaires pour sortir de la salle. Je n'arrive pas à décoller de mon siège. Même son de cloche du côté de ma voisine, visiblement très marquée, sans que je n'arrive à en déterminer les raisons précises : se remémore-t-elle le passage avec Maman Grizzou, ces plans-séquences tapageurs, quand bien même stérilisés de tout enjeu, ou bien encore cette scène du sac de couchage équin, observée alors de l'interstice des doigts couvrant sa figure, tout du long ? Au fur et à mesure que la salle désemplit, ne restent que nos deux âmes torturées, paumées en plein milieu de la plus centrale des rangées de sièges. Qu'attend-elle pour partir ? Peut-être se dit-elle la même chose à mon sujet ? Peut-être faut-il y voir là une ultime bravade de sa part, comme le vainqueur narguerait son vaincu ? La réalité est toute autre : d'une part, sonnés que nous sommes suite à cette immense mandale ayant pris son élan pendant deux heures, il apparaît compliqué de se relever trop tôt pour aller retrouver notre train-train quotidien. Question de réadaptation. Mais surtout, ce n'est pas tant l'œil rivé sur le nom du troisième gars qui a construit les huttes des indiens que nous nous attardons, mais plutôt l'oreille à tendue à l'appréciation des dernières mesures d'un score, signé Ruyichi Sakamoto et Alva Nato, qui pendant plus de deux heures et demi n'a eu cesse de nous saturer les esgourdes de compositions exceptionnelles. La véritable star de The Revenant, c'est cette musique, l'une des forces les plus implacables du film, à l'instar de son protagoniste principal, invincible, électrique, empreinte d'une fureur assourdie par le bruit blanc des neiges tombantes. Oublions tout le reste, il semble en rétrospective qu'Inárritu n'avait qu'un seul job, celui de mettre en images les plus sublimes possibles la magnificence de cette bande sonore. Défi réussi à plus d'un égard.


Quand, enfin, les dernières notes du générique nous libèrent de notre agréable torpeur, c'est le cœur soulagé et amusé que je me lève pour mettre en ordre mes affaires. Amusé car je m'imagine déjà tout un pan de la critique essayer d'insuffler au film une symbolique qui n'a pas lieu d'être, sans grand succès évidemment, alors qu'il faut prendre The Revenant pour ce qu'il est uniquement, une compilation d'images esthétisées en diable, dénuées de tout symbole sinon la revendication, portée en étendard, d'un cinéma 'total' où l'émotion primerait sur la réflexion. Le film n'a strictement rien à dire, ce qui est bien heureux puisque contrairement à Birdman par exemple il n'a alors pas l'occasion de passer pour un con. Après l'amusement vient aussi la peine cependant, peine à l'idée que des dizaines de personnes aient pu profiter initialement de ce film dans des conditions pour le moins discutables. Le débat est presque aussi vieux que le 7ème Art lui-même, il n'en trouvera peut-être jamais résolution, reste que j'en suis très peiné.


Petit regard complice en coin de Mademoiselle, sans qu'aucun de nous deux ne se brave à aborder la conversation. Peut-être que l'on aurait pu, peut-être que l'on aurait dû. Le plus important est d'avoir, chacun à notre manière, partagé un petit moment d'intimité spécial au sein de cette salle, lors de cette séance. Et ça, aucun DivX pourri ne pourra jamais me le retirer.

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le 24 févr. 2016

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HarmonySly

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