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À une époque comme la nôtre où la mythologie du passé entretient l’inextinguible fièvre des esprits, où la culture de la nuance fait moins recette que les rhétoriques simplificatrices, un film comme The Power of the Dog peut s'avérer être une œuvre des plus salvatrices. Le huitième long métrage de Jane Campion, en effet, plutôt que d’être là où on l’attend, sonde la psyché masculine à travers la revisite subtile de la mythologie westernienne, faisant de la transgression des clichés machistes le préalable à une étude de nos représentations du pouvoir.


Mais avant d’éduquer notre regard, de nous inviter à saisir la complexité des choses, Campion nous expose les traits épais de nos référentiels périmés : ce sont en effet les clichés qui envahissent l’écran dès les premiers instants, comme ces images éculées du grand ouest américain, symboles de liberté et de grandeur de tout un pays, ou encore celles liées aux cow-boys, ces fameuses figures de la virilité érigées en modèle absolu par le Hollywood tout-puissant. Inspiré par le récit autobiographique de Thomas Savage, bien que situé dans les années 1920, The Power of the Dog renoue avec les premières heures du western, celles initiées par les Ford, Mann, et consorts, exaltant des représentations séminales qui ont façonné nos réflexes de spectateur : les cow-boys, les vrais gars, sont des êtres telluriques, des garçons vachers ou des propriétaires terriens, attachés aux grands espaces comme Phil ou à l’intimité familiale comme Georges. Une vision binaire du monde qui va devenir ouvertement manichéenne avec l’entrée en scène de Rose et de son fils Peter, opposant avec fracas le “méchant” Phil au “gentil” Georges, l’archétype d’une virilité supposément toxique (le mâle castrateur, dominateur, cruel...) à une sensibilité invariablement féminine (la bonne épouse, les hommes efféminés...). Dès le premier regard, les enjeux semblent donc clairs, tellement clair que l’on peut se douter que Jane Campion ne va pas en rester là : le western, réduit à l‘état de poncif, va subir un traitement bien plus subtil et esthétisant, permettant la remise en question de nos réflexes de spectateurs.


Car c’est bien nous, confis dans nos propres préjugés, que la cinéaste interpelle, complexifiant progressivement son film jusqu’à troubler nos certitudes : on fait de Peter un homosexuel en le voyant confectionner des fleurs en papier, on fait du foyer le reflet d’un bonheur de papier glacé, on défait de Phil tout attribut pouvant l’humaniser... on imagine être dans un film où l’on nous tient par la main, nous disant qui doit être aimé et détesté, nous soufflant ce que l’on doit dire, penser, ou ressentir. Or la narration va agir à rebours de nos attentes, offrant à Phil la possibilité d’évoluer et de se dévoiler, nous permettant d’affiner notre regard afin de saisir l’homme dans toute sa complexité. Par-delà le bien et le mâle. Le manichéisme s’évapore alors progressivement, laissant la place à un terreau fertile en questionnement existentiel : qu’est-ce qui définit l’homme ? Sa construction sociale ? Comment faire évoluer nos modèles d’identification ?


Sans prétendre à être novateur sur ce sujet (bons nombres de westerns, notamment durant les années 70, s’adonnaient déjà à la subversion des codes du genre), The Power of the Dog brille par sa capacité à mettre la forme au service du fond, creusant des thématiques et préoccupations modernes avec élégance et sans didactisme. Le bon alliage entre le travail photographique d’Ari Wegner et le format scope permet, en jouant sur les échelles de plans, de gorger de sens le moindre détail aperçu à l’écran : ainsi les manières de fumer une cigarette, d’attacher une corde, de manier une selle, vont être autant d’éléments racontant la véritable histoire de Phil, laissant transparaître à travers la surface revêche une vulnérabilité, une ambiguïté, une humanité des plus passionnantes. Bien sûr l’allusion à l’homosexualité refoulée de Phil peut sembler évidente (le fétichisme qui s’établit autour de la figure de Bronco Henry), mais Campion n’en fait pas une finalité, utilisant simplement cet aspect pour amorcer l’étude psychologique de son personnage. La manière d’utiliser le cadre pour exprimer l’intériorité, notamment l'impression de claustration, est beaucoup plus passionnante. Comme dans The Portrait of a Lady, les intérieurs renvoient à l’idée de cage d’orée, tandis que les extérieurs, comme dans The Piano, diffusent une sensation d’emprisonnement permanent.


L'image appuie ainsi subtilement le propos (l’aridité du paysage qui reflète la relation entre les deux frères, la douceur d’une cachette bucolique qui exprime la sensibilité d’un être...), tout comme le jeu sur les luminosités (au gré des éclairages, on perçoit différemment un personnage, un rapport de forces, etc.), donnant toute son importance au tacite et aux non-dits. Une puissance évocatrice que l’élément naturel résume à merveille : apparaissant tour à tour menaçante et inquiétante, la nature raconte à elle seule la sécheresse et la brutalité des dominants, la solitude et la vulnérabilité des dominés. Une éloquence graphique que la musique dissonante et inquiétante de Greenwood habille remarquablement, secondant parfaitement la mise en scène de Campion dans sa volonté d’entraîner le spectateur au cœur de sa toile vénéneuse et perturbante à souhait.


The Power of the Dog perturbe ainsi nos représentations dans sa façon de revisiter la figure masculine et le pouvoir qu’elle incarne. Bien aidée par la prestation subtile de Benedict Cumberbatch, Jane Campion fait de la nuance son cheval de bataille et dénonce un pouvoir qui s’exerce en dépit des apparences : bardé par des considérations dépassées, incapable d’être en adéquation avec son Moi intérieur, Phil est toxique pour les autres car il est toxique pour lui-même. Son pouvoir ne peut être qu’illusoire. Contrairement à Peter qui échappe à tout stéréotype et peut donc écrire sa propre histoire. Un privilège que ne possède pas la femme, comme nous l’indique l’ultime plan : si son rôle peut évoluer, passant d’épouse à mère suivant quel homme la regarde, Rose est appelée à se faner à l’ombre de ces histoires où elle ne prend pas part. Des histoires d’homme, écrites par des hommes...

Procol-Harum
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le 4 déc. 2021

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