Il semble ne pas y avoir de demi-mesure lorsque l’on se décide à aborder le cinéma de NWR. Soit on se range du côté de ses admirateurs voyant dans chacune de ses nouvelles propositions une preuve supplémentaire de son génie auto-proclamé, au point d’y aller les yeux fermés, sans y opposer la moindre résistance. Ou bien au contraire, on se placera dans une sorte de posture inversée, à savoir de celui à qui on ne le fait pas, et qui ne se laisse pas avoir par ce genre de délires narcissiques. Tout ça, ce n’est que pour les bobos qui aiment se la toucher devant des objets creux auxquels ils ne comprennent goutte, mais qui les fait se sentir si importants sur l’échelle de la cinéphilie. Un peu la même chose qu’avec un David Lynch, en somme, qui semble ne pouvoir provoquer d’avis nuancés. Pourtant, plus on avance dans son Œuvre (à NWR), plus il semble évident qu’il ne sert plus à rien de tenter d’intellectualiser les choses, et que notre appréciation de celle-ci ne peut désormais passer qu’à travers l’acceptation de son univers, et donc par une fusion totale entre le spectateur que l’on est, et l’écran. Quelque chose de l’ordre de la magie, ou de la sorcellerie, qui à force d’abstraction narrative et de stylisation toujours plus accentuée, ne demanderait qu’un abandon total sous peine de rester totalement sur le bord de la route. Ce qui ne manque pas d’arriver depuis, disons, Only god forgives, date du divorce officiel entre l’artiste et tout le grand public qui l’avait acclamé au moment de Drive. Par effet de récupération, le public ayant fait de ce dernier un hit de la coolitude branchouille, s’est persuadé d’avoir fait la « découverte » d’un auteur majeur, quand bien même celui-ci avait déjà plusieurs films à son actif, et dont on sait pertinemment que ce succès s’agit en réalité d’un film à part dans sa filmographie. Et pourtant, ce même public s’est totalement désolidarisé du cinéaste dès le film suivant, persuadé que celui-ci était une trahison alors qu’il s’agissait en réalité, et quoi que l’on puisse en penser au final, d’un geste d’une radicalité telle qu’il ne pouvait être que personnel, en tout cas bien plus que ce qui restera sans doute comme son ultime moment de gloire. Tout ça pour nous mener à ce qui aura contribué encore un peu plus à détruire le lien que l’artiste pouvait encore entretenir avec l’extérieur. A savoir un délire ouvertement narcissique, où le metteur en scène surdoué semble à chaque instant utiliser la caméra comme d’un miroir de son âme, comme pour montrer au monde l’étendue de son génie absolu. Mais comme nul n’a jamais dit que le narcissisme ne pouvait aller de pair avec une œuvre passionnante, il s’agit au final de son film sans doute le plus fascinant et passionnant à analyser, et à revoir, encore et encore. Car il est évident aujourd’hui qu’après 3 visions (et il y en aura bien d’autres à n’en pas douter) le film a fait un tel chemin dans mon cerveau que passé ce cap, il n’y a pas plus de retour en arrière possible. La fusion a opéré, ne reste plus qu’à tenter de se dépatouiller de tout ça.


Prenant place dans le monde du mannequinat, à Los Angeles (cité où le cinéaste semble avoir trouvé ses marques pour laisser s’exprimer sa sensibilité artistique), le film adoptera d’emblée le point de vue de sa virginale héroïne, Jesse, incarnée par l’emblème de sa génération, Elle Fanning. D’une beauté troublante car très enfantine, la jeune femme symbolise parfaitement tout ce que le film cherche à exprimer, et se montre donc la comédienne idéale pour cet emploi, à tel point que l’on n’arrive clairement pas à imaginer le film avec quelqu’un d’autre. Arrivée là comme tant d’autres avant elle, avec le rêve de devenir modèle star, elle a pour elle sa jeunesse et un profond magnétisme semblant opérer sur quiconque pose son regard sur elle. Au point de gravir très rapidement les échelons, en dépit du fait qu’elle est encore mineure. Ce qui provoque l’envie autour d’elle, et particulièrement de trois autres jeunes femmes enviant son innocence et la fascination qu’elle peut exercer sur son entourage ...


En réalité, il est inutile de détailler plus en avant le scénario, tout d’abord car quiconque lira ce texte aura sans doute déjà vu le film, et surtout parce que comme expliqué en entame de celui-ci, la radicalisation opérée par le cinéaste sur son cinéma, atteint ici un tel niveau que parler encore de dramaturgie semble à côté de la plaque. Car si le metteur en scène a des choses à dire, il ne le fera clairement pas comme n’importe qui d’autre, à travers un script lisible à la morale évidente. Non, il sera plutôt du genre sarcastique, usant d’un humour pervers et narquois avec un sens de l’outrance qui n’est pas sans rappeler le Paul Verhoeven de Showgirls, autre chef d’œuvre incompris à sa sortie (hormis par une bande d’inconscients, particulièrement en France), aujourd’hui considéré comme une référence. S’ils n’ont rien à voir stylistiquement parlant, ils usent tous deux d’un mauvais goût assumé, avec un accent sur la vulgarité, pour arriver à leurs fins. Mais là où Verhoeven était tout de même plus facile à appréhender, hormis pour les imbéciles, usant d’une narration rapide et grand public pour toucher le maximum de gens, NWR, lui, usera d’un rythme lancinant et hypnotique, se réfugiant derrière son désormais légendaire formalisme qu’il accentue de film en film, pour atteindre une puissance abstractive déjà aperçue dans son précédent long métrage, mais ici quasiment de l’ordre de l’inédit. Au point de tutoyer le Maître absolu en la matière, celui dont le nom vient immédiatement en tête lorsque l’on en vient à parler de cinéma sensoriel et fantasmagorique, à savoir David Lynch.


Celui dont le fameux diptyque Lost Highway / Mulholland drive (films impossibles à dissocier tant ils fonctionnent en parfaite complémentarité), aura hanté les jours et les nuits d’un paquet de cinéphiles dans le monde, aura définitivement trouvé en l’auteur danois son héritier le plus évident, quand bien même Lynch travaille plus ouvertement sur la notion de rêve. Mais en faisant parler ses images, en rendant son processus filmique à ce point expressif qu’il peut se suffire en lui-même, NWR se rapproche de la conception du cinéma du Maître en tentant de faire ressentir ses émotions par le biais de la mise en scène pure, expurgée de tout ce qui peut encombrer certains films, à savoir les dialogues parfois trop explicatifs. A vrai dire, la forme est ici si importante que l’on pourrait tout aussi bien supprimer tous les dialogues, que cela ne changerait sans doute pas grand-chose à notre ressenti.


Usant du symbolisme comme il le fait sur ses films les plus « autistes », rarement de manière finaude il faut bien le dire, il nous pousse à envisager le cinéma autrement, en acceptant que la narration traditionnelle puisse être tordue à sa propre conception des choses, le résultat s’apparentant presque à de la performance artistique plus qu’à un film dans le sens où on l’entend. Et forcément, en assumant à ce point une vision ultra esthétisante de son médium, où les comédiens semblent être dirigés tels des pantins, où le moindre mouvement semble calculé avec une maniaquerie proche de la folie, le cinéaste prend le risque de s’aliéner une grosse part de son audience, et à ne dialoguer qu’avec lui-même et une poignée d’irréductibles fans. Ce qui n’aura pas manqué d’arriver lors de sa sortie, et le flop qui s’en est suivi. Et pourtant, malgré le scepticisme dans lequel il peut légitimement nous plonger au premier regard, il semble difficile, à moins d’être de très mauvaise volonté, de ne pas avoir envie d’y revenir à un moment ou à un autre. Et dès lors que l’on a pris la décision de le revoir, le sortilège opère, lentement mais sûrement, tel un poison se propageant insidieusement en nous, remplissant notre occiput de visions inoubliables, aussi perturbantes que jouissives.


Il ne faut pas prendre trop au sérieux tout ce spectacle, du moins pas dans sa dimension horrifique. Il est évident que l’horreur littérale s’abattant sur l’héroïne n’est pas à prendre au pied de la lettre, tant le second degré pervers suinte à chaque instant, à travers les poses ultra esthétisantes de ses comédiennes, cet érotisme à l’allure de porno chic, et les visions grotesques parsemant les vingt dernières minutes. En réalité, le cinéaste, à ce moment précis, s’impose en moraliste cynique, et on l’imagine sans mal avec un petit sourire de satisfaction derrière son combo, fier de ses provocations petit bourgeois qui au final n’auront sans doute pas heurté grand monde (hormis les cathos intégristes, mais ceux-là, on s’en fout) ! Ce que l’on peut en revanche prendre très au sérieux, c’est la maîtrise ahurissante du cadre dont fait preuve le metteur en scène à chaque instant, multipliant les morceaux de bravoure esthétiques, où l’osmose miraculeuse entre les images et la musique de Cliff Martinez finit par opérer sur le spectateur, en une véritable fête des sens, élixir de chaque instant provoquant presque l’orgasme des yeux (ou tout court). Entre ses cadres fixes composés à la perfection, et ses travellings symétriques évoquant bien entendu l’éternel Kubrick, difficile de ne pas être extatiques devant le bon goût, ou bon mauvais goût, dont fait preuve le cinéaste.
Peu importe que certaines complaisances subsistent, provoquant au choix l’indifférence ou l’agacement, notamment le personnage du gérant du motel campé par un Keanu Reeves malsain au possible. Ne reste au final que le plaisir et la sidération provoqués par la maîtrise opératique de la mise en scène. Tout cela, ce n’est bien que du cinéma, et du très bon par-dessus tout. Et la seule envie restant à l’issue de cet énième visionnage, c’est celle de le revoir, encore, et encore, et …

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le 2 avr. 2020

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micktaylor78

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