Partir, oser, braver : les élans de Percy Fawcett sont en bien des points ceux de James Gray avec ce film qui se présente comme une véritable rupture par rapport aux chapitres précédents de sa filmographie. Même s’il avait déjà investi le passé historique dans The Immigrant, The Lost City of Z franchit les frontières et déploie sa carte, qu’elle soit spatiale ou temporelle.


Cette multitude de pistes vertigineuses pourrait perdre le spectateur, au fil d’un film long, dense, et construit principalement sur le modèle de la répétition entre les expéditions, les échecs et leurs retours. Mais parce qu’il partage avec son protagoniste un cap, matérialisé par cette boussole dont la symbolique sera déterminante lors du dénouement, Gray travaille sur les ramifications sans jamais perdre de vue la colonne vertébrale d’un récit qui ne dévoilera ses réelles obsessions que dans son dernier tiers.


La première dynamique est celle de l’espace : le voyage vers un inconnu. Les images sont superbes, grâce au travail jaune et doré de Darius Khondji, la remontée du fleuve se faisant sous la protection de glorieux classiques du septième art qui semblent regarder le petit frère avec bienveillance : c’est l’opéra dans la jungle de Fitzcarraldo, le radeau à la merci de rives hostiles d’Aguirre, sans que jamais la folie furieuse propre à Herzog n’atteigne l’équipée ici présente. De l’Angleterre natale, on garde une image initiale presque viscontienne, entre bal et chasses à courre, étriquée et en intérieurs, même si la cellule familiale y donne une véritable saveur.


Sur ces deux pôles géographiques se greffe le paradigme temporel : rappelons qu’il s’agit dans un premier temps de cartographier les territoires inexplorés, dans un cadre entièrement inféodé au présent : on demande au Major de redessiner une frontière afin de prévenir d’une guerre en Bolivie. Le baron local du caoutchouc le lui dit lui-même : il explore pour la paix, et que pour rien ne change, ce qui garantit la pérennité d’affaires prospères. La paix, un écho particulièrement ironique à la grande (et un peu longue en terme de récit) parenthèse de la bataille de la Somme, qui montre ce que la sauvagerie veut dire : aux racines fertiles de la jungle succèdes celles, suppliciées et éclatées, d’un champ de terre labouré de cratères.


Mais la question centrale reste au départ celle du passé : si Fawcett embarque, c’est tout d’abord pour laver le nom de son père souillé par l’infamie : s’il remonte aux sources du fleuve, c’est aussi et surtout pour purifier son ascendance. Et ce qu’il découvre alors déplace son regard sur le passé : non pas le sien propre, mais celui d’une civilisation, d’une grandeur passée dont l’Occident ne peut concevoir l’existence.


Si Gray évite les trop grands attendus d’une épopée, c’est parce que le temps des illusions est déjà dépassé : les cités d’or sont un mythe qui a coulé les conquistadors, et Fawcett se présente surtout comme un progressiste qui voudrait réhabiliter les indigènes encore considérés comme des primitifs. Mais dans cette quête elle-même, l’expérience semble être la mise en épaisseur de couches de revers successifs : la victoire n’est pas là où on l’attend, et le tragique semble être la condition même de la découverte de vérités essentielles.


Fawcett n’existe que dans le mouvement : lorsqu’il est dans la jungle, ses élans vont vers les siens. Lorsqu’il est au pays, tous ses rêves le ramènent à cette cité cachée. Une séquence émouvante cristallise cette ambivalence : lorsque, les yeux bandés après le combat au front, il pleure ses rêves d’Amazonie, aveuglé par son obsession tout en identifiant, bouleversé, les visages de ses enfants par le toucher.


S’explique alors l’évolution de son regard : des appareils de mesure topographique, il passe à la photographie des populations. Alors que l’évolution logique de sa quête épique devait le conduire vers une expansion du plan jusqu’à la ville tant convoitée, c’est davantage le gros plan sur les portraits qui l’emporte. De son amitié avec son compagnon de voyage, de la maturité de son fils aîné qui l’entraine dans une troisième mission, et jusqu’à l’assentiment de son épouse, qu’il n’aura pourtant, en dépit d’un amour sincère, jamais réellement cessé d’abandonner. On retrouve là les composantes des drames intimes de Gray, à ceci près que la famille, contrairement à Little Odessa, La Nuit nous appartient ou Two lovers, pour ne citer qu’eux, n’est plus un carcan, mais un soutien vers l’élan dans lequel l’individu pourra accomplir sa destinée.


C’est ce qu’affirme le très beau mouvement final, qui convoque deux figures majeures, non sans garder le cap initial : cette enfoncée dans la jungle, et ce rituel nocturne éclairé de mille feux ne peut éviter le rapprochement avec Apocalypse Now, à la nuance de taille que tout se déroule ici dans une incroyable douceur. Les indiens ont en effet décidé de leur faire trouver leur âme, ce qui explique peut-être les images mentales de Fawcett qui, dans une citation plastique évidente à 2001 : L’Odyssée de l’espace, retrouve les élans que lui avaient donnés son épouse avant la naissance de ce fils à qui il dit fusionnellement son amour.


L’élan final, immatériel, est bien celui de l’évaporation. La vraie grandeur n’est pas celle d’une ville, mais des racines émotionnelles qui nous lient aux êtres. La splendeur du dernier plan ne dit pas autre chose : la mère, mémoire de ses héros devenus les résidents éternels de cette cité mystérieuse, quitte la Société de Géographie par un jardin tropical qui n’est autre que cette jungle lointaine. Par son dévouement, par son émotion, elle fusionne enfin les deux espaces, apaisant la tension qui n’aura jamais cessé de déchirer son mari.


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Sergent_Pepper
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le 3 avr. 2017

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