Voilà exactement un film fait pour me plaire. Un film qui tient par la force et l’inventivité de sa réalisation. Un peu comme si Carl Dreyer avait réalisé du David Lynch.
Le début est fracassant et a l’avantage de nous plonger immédiatement dans l’ambiance. Et justement, c’est cette ambiance qui prime dans le film. Images d’un noir et blanc si travaillé que l’on croirait un peu ces gravures qui accompagnent les romans de Jules Verne dans les éditions Hetzel. De fait, nous voilà plongés dans un livre d’images (un vrai, celui-ci), mais aussi de sons. Tout le début du film, privé de dialogues, laisse la pace sonore aux bruits, corne de brume en tête. Des bruits obsédants, entêtants, envahissants surtout, qui accompagneront quasiment toute l’œuvre. Des bruits qui vont même couvrir les dialogues parfois. Le travail sonore est exceptionnel, d’autant plus qu’il n’est jamais gratuit.
Tout cela parvient, dès les premières images, alors que rien encore n’a vraiment (re)commencé, d’instaurer une ambiance toute d’angoisse. Ce phare est forcément le lieu où il se passe des choses terribles. On le sait tout de suite. A moins qu’il ne soit non pas le décor, mais l’acteur principal de ces choses terribles… C’est le même type d’évidence que l’on ressent lorsque l’on voit pour la première fois l’hôtel Overlook.
D’ailleurs, pendant The Lighthouse, j’ai plusieurs fois pensé au Shining de Kubrick. On a, dans les deux cas, une volonté de fonder l’horreur non pas sur ce que l’on voit réellement, mais sur une ambiance, une atmosphère qui rend possible l’irrationnel. Pour les deux films, c’est la réalisation qui fait naître l’angoisse. Dans les deux films, nous avons des personnages prisonniers d’un bâtiment coupé du monde, avec la forte impression que c’est le bâtiment qui les retient et qui agit sur eux pour leur faire perdre la raison. La chronologie n’existe plus, la logique non plus. Poser le pied sur cette île, c’est se couper du monde réel, du monde que nous connaissons (ou croyons connaître). Thomas (Willem Dafoe) nous le dit : la météo y est complètement différente de celle du continent, pourtant pas très loin (forcément, sinon à quoi ça sert de mettre un phare ?). Toute notion de temps disparaît : combien de jours (de semaines) défilent ? On n’en sait strictement rien, et les personnages non plus. Voir, au détour d’un plan, cette île si minuscule perdue au milieu de l’océan, c’est nous ramener à cette petitesse si angoissante lorsqu’elle est confrontée à une immensité déchaînée. On dirait que cet océan ne se contente pas uniquement de séparer l’île du continent : il est le passage vers un autre monde. Un océan situé aux confins de la Terre, au-delà duquel s’ouvrent les ténèbres infernales.
Car si Overlook est envahi par la neige, c’est l’eau ici qui s’infiltre partout. L’eau ne se contente pas d’être tout autour de l’île, elle semble investir chaque recoin, dégouliner du plafond (ça, et d’autres formes de substances diverses et variées). L’enfer, ici, est aqueux. L’eau fait pourrir les réserves. L’eau surtout regorge de bestioles, de crabes qui dévorent les yeux, de sirènes qui sont autant de succubes, de monstres marins dont les tentacules évoquent inévitablement Lovecraft. Et de ces saletés de mouettes, des mouettes qui abritent les « âmes des marins » ; des marins visiblement en colère et plutôt hargneux, vu comme les oiseaux attaquent les humains (et les mangent).


Dès les premières images, donc, ce phare, cette île dans son ensemble, apparaît comme la porte des Enfers. Le point de rencontre entre notre monde et celui du Tartare. Il y a là-dedans, pour les deux personnages, comme un air de châtiment digne des Enfers grecs. Harcelés par leur culpabilité (car il semble que nos deux protagonistes aient bien des choses à se reprocher), envahis de visions parfois monstrueuses, ils semblent condamnés à être dans ce lieu désert et à y pourrir littéralement.
Le jeu des acteurs est ici absolument extraordinaire. Les jeux d’ombres et de lumières, alliés au regard halluciné, font de Willem Dafoe une sorte de prophète fou, tandis que Robert Pattinson devient un mec borderline s’enfonçant dans le vice (alcool, délires sexuels) alors qu’il cède aux tentations offertes par le phare (car on ne doute pas que c’est le phare lui-même qui invite au vice). Son jeu met en avant la fragilité du personnage.
Quant à ces deux protagonistes, ne font-ils pas qu’un ? Un même personnage à deux moments différents, le premier déjà habitué à la folie que le second découvre sous nos yeux ? Cela peut être une des explications, parmi les innombrables autres que l’on peut trouver ou imaginer. C’est bien là une autre des grandes forces de ce film : ne pas nous livrer d’explication mais favoriser l’imaginaire, créer un lieu où l’esprit des spectateurs peut dériver et façonner ses propres peurs.
De ce fait, il est presque dommage que le film ait autant de dialogues. Les dialogues, trop souvent, posent les choses, les fixent, et ainsi laissent moins de manœuvre à l’imaginaire. Mais Robert Eggers fait quand même un travail plus qu’intéressant sur les dialogues : parfois recouverts par les bruits qui peuplent l’île (ce qui transforme le protagoniste en une sorte de monstre meuglant), parfois tellement absurdes qu’on les croirait issus d’une scène cachée de la Cantatrice Chauve (comme lorsque les deux personnages se répètent « Quoi ? Quoi ? Quoi ? »), parfois tournant au simple hurlement ou mugissement.
Car l’animalité est, là aussi, un des thèmes du film. Dans ce lieu coupé de toute civilisation, les personnages perdent leur rationalité, mais aussi tout ce qui pourrait en faire des humains, pour se livrer sans mesure à leurs envies. Il s’agit de laisser libre cours à son animalité, d’être un animal… ou de transformer l’autre en animal domestique.
Ce monde absurde, dénué de raison et obéissant à sa propre logique, c’est probablement cela qui est le plus angoissant.

SanFelice
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le 26 déc. 2019

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