Une image, faite de nuances de gris, de blanc, de noir. Sur celle-ci, un phare, deux hommes : l’un, Willem Dafoe, look d’Achab, pipe à la gueule, la barbe broussailleuse – l’autre, Robert Pattinson, regard mélancolique et moustache d’avant-guerre, fixant au loin ce que l’on pense être la mer – sinon un navire. Ce simple plan, finalement assez anecdotique dans l’ensemble de The Lighthouse, aura suffi pour faire du second film de Robert Eggers l’un des plus attendus de l’année. En arrière-cuisine, un parti-pris palpitant : celui d’utiliser les moyens techniques des années 30. L’ambition ? On la pensait purement référentielle, elle est finalement sensorielle.


Il y a trois ans, The Witch s’inscrivait déjà dans une certaine idée du cinéma d’horreur, à laquelle Eggers semble définitivement s’identifier : outre une ambition stylistique très riche, il s’attache à un cahier des charges qu’on pourrait dire sémantique. Il y est question de l’origine de la folie, d’un certain rapport de l’Amérique à sa propre histoire et – et c’est presque le plus important – de religion. Si les films d’Eggers, malgré leurs choix artistiques si singuliers par rapport au reste de la production horrifique, sont si terrifiants, c’est parce que le metteur en scène essaie de pointer une forme originelle de la peur – une peur que la psyché des protagonistes place et matérialise dans un détroit fascinant : entre terreur cosmique et terreur intime, c’est un peu comme si Lovecraft rencontrait Shirley Jackson.
Là où The Lighthouse s’éloigne de The Witch ce serait davantage dans l’architecture de son espace esthétique : l’un comme l’autre fonctionnent à l’atmosphère, mais The Lighthouse s’articule plus dans une grammaire isolée de l’image de cinéma, jusqu’à donner à l’ensemble un parfum à l’odeur foncièrement artificielle. Chaque plan est un tableau, chaque son est une note de musique. Pas une écharde ne dépasse du parquet The Lighthouse et cela joue malgré tout en sa faveur : on perd tout repère dans cet environnement où le cinéma règne autant que Cthulhu, et cette impression de cauchemar total où le réel se mélange à l’illusion finit par être plus monstrueux que les démons eux-mêmes. Eggers semble vouloir dire mille choses différentes, avec des sous-textes qui vont du divin au crypto-gay, en passant par l’instabilité de l’esprit humain et par les vertiges existentiels d’une ligne du temps que l’on tord et retord. On s’y perd. On ne s’y retrouve pas. On finit par sombrer dans la beauté plastique et par se noyer dans ce déploiement brillant d’un registre horrifique à la fois épuré et immensément complexe. Et l’objet, lui, pendant ce temps, demeure inépuisable. Dieu est-il un phare ? La mort est-elle une île ? La folie est-elle une tempête ?


The Lighthouse saura forcément diviser de par sa naissance dans un lieu et un état hors de toute temporalité. Eggers bave des références mais arrive à ne pas étouffer son film : frappé d’un génie visuel qui en fait une œuvre d’art totale et hypnotique, porté par deux acteurs au sommet de leur art qui parviennent à élever leur jeu respectif vers une impressionnante verbosité qui en devient d’ailleurs presque animale. Le texte, lourd, abondant, et pourtant sublime, parachève cette œuvre unique : on a déjà envie d’y revenir, d’en comprendre le sens profond, d’en dépouiller les moindres trésors. Si parfait qu’il en est imparfait, si humble qu’il en est prétentieux, si complexe qu’il en est simple – The Lighthouse n’est pas encore sorti qu’il est déjà une étape importante dans le paysage cinématographique américain. Une grande frayeur, un grand manège, une grande folie… mais surtout un grand film.

Vivienn
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le 25 sept. 2019

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