Même s’il s’était essayé une première fois à la réalisation, avec Blind en 2014, Eskil Vogt s’est fait connaitre avant tout par son travail d’écriture, scénarisant les films de son compatriote Joachim Trier, comme Reprise, Oslo, 31 août ou encore le récent Julie (en 12 chapitres). Une capacité d’écriture qui apparaît être le point fort de son nouveau film, l’étonnant The Innocents, en usant, à l’instar de Thelma, des propriétés du fantastique pour questionner la psyché enfantine, pour sonder l’assimilation du bien et du mal chez l’enfant à rebours de toute vision moraliste. Comme celle que l’on retrouve habituellement dans les productions cinématographiques, comme celle qui caractérise avant tout l’univers des adultes.
Cette idée de questionner un monde qui serait exclusivement celui de l’enfance, évoluant en parallèle à celui des adultes, constitue la vraie singularité du film et permet de désamorcer (ou presque) une approche dont la morale serait la seule finalité : c’est dans le regard de l’adulte que se loge la vision morale du monde. Une morale qui n’appartient pas à la prime enfance, à ces êtres qui forgent leur « Je » sur les aires de jeux, cheminant à leur manière entre les pulsions de vie et de mort, entre le sadisme du « monstre » et l’empathie de « l’humain ». Un monde parallèle, en miroir du nôtre (comme l’indique fort bien l’affiche du film), qui pose les bases d’une expérience cinématographique particulière, celle d’un film, mi-fantastique mi-psychanalytique, dont le regard porté sur l’enfance se veut être débarrassé des considérations éthiques véhiculées par les adultes et le cinéma classique.
Le talent d’écriture de Eskil Vogt s’exprime ainsi dans The Innocents, en minimisant la présence des adultes à l’écran, en laissant l’action enfantine évoluer à l’abri de leur regard formaté, permettant une expression libre des désirs et des pulsions. Une dimension intimiste habilement nourrie par le cadre naturaliste, très ancrée dans le quotidien, donnant toute sa résonance au drame de l’enfance en dépit du surnaturel, des capacités hors du commun des jeunes protagonistes. Un parti pris qui, toutefois, distille également une vraie impression de peur : sans la promesse d’une sécurité parentale, les enfants sont livrés à eux-mêmes, à leurs propres craintes, à leur incompréhension face au pouvoir potentiellement destructeur qu’ils possèdent. Le surnaturel sert ainsi à faire basculer le portrait social (celle d’une famille échouée au cœur d’une cité HLM) vers une dimension bien plus angoissante.
Un basculement qui se fait essentiellement à travers le personnage d’Anna. Atteinte d’autisme régressif, elle incarne une ambivalence foncièrement réflexive, avec cette innocence évoluant dans un monde qui en est dépourvue, avec cet être isolé au milieu des autres, incapable de communiquer avec ses semblables. Loin d’être accessoire, son handicap permet d’introduire et de creuser la notion de morale enfantine. En effet, c’est à son contact que sa petite sœur, Ida, va se construire, va investir le lent chemin de la maturation des émotions : à l’abri du regard de ses parents, Ida maltraite sa sœur. Par jalousie, par cruauté peut-être. C’est ce que notre regard d’adulte décode. Mais peut-être aussi par attirance pour une superhéroïne dont le principal pouvoir est de s’échapper d’un réel douloureux. Le pouvoir « surnaturel » sera ainsi de pouvoir communiquer avec celle qui ne peut pas communiquer, de pouvoir s’imprégner d’émotion auprès de celle qui ne peut pas les exprimer.
Cette ambivalence, Eskil Vogt la fait perdurer en troublant nos représentations d’adulte, en rendant poreuse, par exemple, la frontière entre le ludique et le violent, entre le plaisir et la cruauté. C'est à travers le personnage de Ben, présenté comme plus inquiétant, qu’on s’en rend compte : avec son pouvoir, il joue avec la gravitation des objets et déclenche les rires, il joue gravement avec la vie des animaux et provoque la stupeur et l’incompréhension. « Ce n’est qu’un jeu », dira-t-il. Mais où place-t-on le curseur entre le jeu et la cruauté, entre la volonté de diffuser un plaisir communicatif et le désir malsain d’entrainer autrui dans la souffrance ? Une ambivalence qui se questionne, à travers le regard d’Ida évidemment : décontenancée, tout d’abord, par la nature des émotions qu’elle ressent, elle finira par s’affirmer, humainement, modelant progressivement une position morale, accédant doucement à des émotions franches et sincères, par l’entremise d’une sœur avec qui elle entre enfin en relation.
Film porté par son écriture, The Innocents a toutefois les défauts de ses qualités : il semble trop littéraire, discursif, voire analytique, et pas assez entreprenant visuellement parlant : tout semble un peu trop sage, la mise en scène tout comme les partis pris esthétiques (le style naturaliste, les effets visuels induisant le fantastique...). Un bémol qui, bien évidemment, ne doit pas nous faire oublier les réussites qui ponctuent le long-métrage, comme par exemple ce travail sur le cadre masquant les points de fuite, ou encore ce recours au flou et aux expérimentations sonores qui permettent de diffuser une véritable impression de danger. Eskil Vogt réussit ainsi son pari, celui de nous immerger dans un univers propre à l’enfance, un univers échappant à la construction morale de l’adulte : on découvre un pouvoir surnaturel, certes parfois cruel, mais qui peut s’avérer être un bien aussi fragile que précieux lorsqu’il rend possible l’empathie pour autrui. Un pouvoir vivifiant, aussi simple qu’un jeu d’enfant, qui parfois s’oublie lorsque, hélas, le monde adulte reprend ses droits.