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Les héros Ver 2.0 ne sont plus fatigués, mais désincarnés

S’il est un domaine-clé du business de divertissement global dans lequel les plateformes n’arrivent pas, sinon à détrôner, mais même à égaler l’industrie hollywoodienne, c’est celui du blockbuster d’action. Ce n’est pourtant pas faute d’essayer, et d’y mettre les moyens, et The Gray Man représente l’exemple parfait d’une nouvelle tentative ambitieuse de Netflix de s’imposer aussi sur ce créneau, susceptible de recruter en masse les téléspectateurs – en particulier les adolescents mâles – qui sont encore réticents et préfèrent aller au multiplexe regarder les films des franchises Marvel.


Le générique de The Gray Man impressionne : à la réalisation, les Frères Anthony et Joe Russo, qui ont détrôné avec leur Avengers : Endgame Mr. King of the World lui-même, James Cameron, au top des films ayant généré le plus de dollars (sans actualisation monétaire, ce qui est quand même une belle tricherie, mais les jeunes financiers US ont du mal à admettre qu’Autant en Emporte le Vent reste en fait invaincu depuis 1939 !). La distribution inclut un mélange astucieux d’acteurs prestigieux (Ryan Gosling, éminemment crédible, et pas encore catalogué « action hero »), talentueux (le génial Billy Bob Thornton, le formidable acteur brésilien Wagner Moura, honteusement sous-employé), populaires (Chris Evans, qui s’amuse d’ailleurs comme un fou à jouer les psychopathes haïssables, et sauve nombre de scènes), prometteurs (l’explosive actrice cubaine Ana de Armas) : n’en jetez plus ! Avec par là-dessus un budget estimé à plus de 200 millions de dollars, permettant au Frères Russo toutes les fantaisies possibles, comme la destruction sans aucune honte du centre de Prague ou d’un superbe château en Croatie, qu’est-ce qui pouvait mal tourner ?


Eh bien à peu près tout, en fait ! Et nous défions qui que ce soit, même le plus grand adepte du « good fun » largement utilisé pour défendre l’imbécilité chronique de certains blockbusters, de résister à l’ennui infernal que dégage l’interminable scène de guerre où s’affrontent unité SWAT tchèque, espions US et mercenaires de toutes nationalités, tous lourdement armés. C’est clairement le moment où l’on décroche complètement d’un film qui n’a tenu jusque-là que du mashed-up entre Mission : Impossible (le héros qui saute des avions en flamme, le parcours à toute allure d’une multitude destinations exotiques, sans nécessité particulière) et John Wick (la confrérie secrète des tueurs à gages, l’invincibilité absolue du personnage principal), et dont l’histoire est une nième resucée des thrillers d’espionnage US les plus rebattus : conspiration au plus haut niveau au sein de la CIA, élimination programmée des éléments ne faisant pas partie du complot, clés USB porteuse de secrets après laquelle tout le monde court, et au milieu de tout ça, une enfant cardiaque dont la vie est menacée par les bad guys. Reconnaissons que, même avec plus de talent qu’en ont et n’en auront jamais les Frères Russo, il était impossible de sortir un film correct !


Mais le choix que ces deux idiots ont fait de recourir systématiquement aux solutions les plus spectaculaires visuellement pour nous faire oublier que nous avons déjà vu tout cela, et mieux raconté, et mieux interprété, des dizaines de fois, s’avère particulièrement destructeur pour le film. Ce que ni Netflix, ni les Russo Bros ne comprennent pas, c’est que les plus beaux films d’action sont ceux dans lesquels on tremble pour des héros qu’on aime : que ce soit dans le cas de Jason Bourne, de John McLane, de Max Rockatansky, ou même de Ethan Hunt, nous aimons les voir lutter et finalement triompher, ou pas, parce que nous nous soucions de ce qui leur arrive, parce qu’ils dépassent les stéréotypes qui les définissent pour redevenir des êtres humains. On pouvait espérer que Ryan Gosling puisse insuffler la même humanité à son personnage d’ex-enfant torturé par son père abusif, mais la mise en scène dépouillée de sens et la direction d’acteurs informe des Russo Bros ne lui autorise aucune présence réelle à l’écran.


Le pire est évidemment que les dernières scènes du film laissent présager une suite : il y a néanmoins fort à parier que Netflix rechigne à financer la suite d’un tel échec.


[Critique écrite en 2022]

EricDebarnot
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le 24 juil. 2022

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Eric BBYoda

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