Pour Steven Spielberg comme Sammy Fabelman, tout commence à l’entrée d’un cinéma. Cherchant à rassurer leur enfant, Burt puis Mitzi s’agenouillent face à ce dernier en tentant de préparer son regard à l’écran de cinéma. Le jeune protagoniste, pris entre le point de vue scientifique de son père (expliquant le système de projection) et imaginaire de sa mère (« Movies are dreams »), ne sort pas indemne de sa première séance. En retranscrivant l’histoire d’un traumatisme, le cinéaste lie les deux pôles sur lesquels son film se construit : la passion et la douleur.


À l’origine est une image, celle d’un accident. Réminiscence des frères Lumières et L’Arrivée d’un train en gare de La Ciotat, le jeune Spielberg est traumatisé par une image semblable. La collision du petit train en maquette avec une voiture du film de Cecil B. DeMille (Sous le plus grand chapiteau du monde), usant des artifices du cinéma, paraît réel pour le jeune homme une fois projeté sur l’écran. Multiplicité des regards, Mitzi tourne le sien vers son mari, exprimant le regret d’avoir exposé son fils à de telles images. Dans cette séquence inaugurale, la projection cinématographique est aussi centrale que les réactions qui en découlent. Au-delà du choc puis de la gêne, c’est une douleur à réparer qui s’y love, annonçant l’événement qui brise le quotidien de la famille.


Sammy rêve d’avoir un train miniature. De nouveau, deux visions s’opposent et se complètent. Burt voit un moyen d’entrer en dialogue avec son fils au travers de sa passion (la science) alors que Mitzi comprend le soubassement instinctif de Sammy, le besoin de recréer une image traumatique. La caméra qu’elle lui offre lui permet de filmer et revoir à l’infini l’origine de ses maux pour mieux les dépasser. Le choc cinématographique rejoint celui familial, formant l’histoire d’un passage à l’âge adulte portée par sa dimension autobiographique voire thérapeutique. Steven Spielberg trouve non seulement le moyen d’exprimer l’origine de sa passion mais révèle aussi, en souterrain, la blessure qui irrigue toute son œuvre. Cette douleur ne peut se détacher de l’action première du cinéma : la perception, soit le regard et l’écoute.


Quelque chose cloche lors de la répétition de Mitzi, ses ongles font entendre un cliquetis gênant sur le piano. Bennie, un ami de la famille, le remarque et le signale tandis que son mari, conscient du problème, s’accoutume au son pour n’entendre que la mélodie. Description musicale de leurs relations, cette réflexion sur l’écoute se prolonge lors d’une scène de danse au bord d’un lac par le regard. La performance improvisée de Mitzi en robe de nuit fait croiser les visions. Bennie et Burt sont fascinés, Sammy (plus âgé) capte l’instant sur la pellicule tandis que sa sœur essaie de cacher le corps de sa mère. Du piano à la danse, Mitzi exprime par l’art son sacrifice familial, ayant abandonné sa carrière de pianiste pour son époux et ses enfants. Dans les deux scènes se jouent une variation autour d’un moment de convivialité ou l’implosion d’une famille a pourtant déjà commencé.


Pressé par son père, Sammy s’attèle à faire le montage de leurs vacances, manière de faire plaisir à sa mère en deuil. Voulant bien faire, il découvre ce qui était sous ses yeux depuis le début dans une séquence depalmienne rappelant Blow Out : Jack (John Travolta) y découvre que l’enregistrement sonore d’un accident cache un coup de feu, lançant un voile paranoïaque sur l’intrigue. Chez Spielberg, point de complot mais une triste réalité auquel le garçon doit faire face : sa mère est tombée amoureuse de Bennie. Comme chez Brian De Palma, la découverte se fait par le montage et donc par les moyens du cinéma. En cela, la mise en garde de son oncle (joué par le Judd Hirsch de À bout de course) sur le conflit entre vie de famille et passion pour l’art se concrétise.


La carrière artistique du jeune cinéaste ne cesse jamais d’influencer sa vie de famille et vice versa, c’est même la clé permettant au court-métrage de Sammy de fonctionner. Dans la séquence de répétition précédemment citée, Mitzi troue par inadvertance sa partition avec son talon. La scène suivante, l’adolescent projette son film ou la percée d’une autre surface, la pellicule, est en action. Par cet acte purement matériel, il crée un effet lumineux qui rend les coups de feu de son film concrets. La partition trouée, symbole d’une carrière mort-née se transforme en coups de feu transmettant une blessure intime. Le réel influence la fiction et la fiction le réel dans un mouvement de va et vient constant.


Poussant l’idée plus loin, deux scènes se répondent de façon tragique. À la suite de sa découverte traumatique, Sammy montre une version censurée du film de vacances à laquelle sa mère répond par une phrase révélatrice : “You really see me”. En effet, il la voit même trop bien. Piégé par sa découverte, il ne peut exprimer son contenu au risque de briser sa famille et se tourne vers son seul moyen d’expression : le cinéma. Lors d’un tournage, le jeune cinéaste décrit à un acteur l’émotion que son personnage doit ressentir, un soldat ayant envoyé à la mort son armée dont il est le seul survivant. Au fil de son explication, l’émotion monte autant en Sammy qu’en son acteur qui se prend au jeu, poursuivant l’émotion après la prise. L’apprenti réalisateur ne parle en réalité que d’une chose, le poids d’un secret impossible à supporter qu’il se doit de partager. Au-delà de se confronter à des souffrances passés, Steven Spielberg expose le paradoxe d’un cinéma vu comme un lieu de refuge autant qu’un douloureux révélateur du réel.


La richesse thématique et esthétique de The Fabelmans ne fait jamais perdre l’émotion qui émane du geste sincère du réalisateur. À l’instar de Sammy après sa découverte traumatique, nous ne reverrons plus les films du cinéaste de la même manière. C’est ce qu’indique le final exaltant, retraçant l’anecdote célèbre de la rencontre entre Steven Spielberg et John Ford, icône du cinéma américain déjà citée à travers un extrait de The Man Who Shot Liberty Valance (1962). Désigné comme “the greatest film director who ever lived”, interprété par le tout aussi culte David Lynch qui laisse son empreinte étrangement absurde sur la scène. Cet hommage vibrant à une figure inspiratrice (Ford) autant qu’à un ami (Lynch) étonne en dehors de son aspect comique. C’est une fois de plus la question du regard qui se joue car le vieux cinéaste lui donne un conseil de composition esthétique. La ligne d’horizon du plan ne peut qu’être en bas ou en haut, jamais au milieu.


L’horizon, c’est sur cela que se concentre le dernier plan du long-métrage. Spielberg jouant de nos connaissances, brise le quatrième mur par un recadrage impromptu s’adressant directement au public. Au sens propre grâce au mouvement de caméra, signifiant la leçon désormais apprise comme au sens figuré, par notre regard à jamais changé. Déambulant entre les studios d’Hollywood, Sammy s’apprête à devenir Steven, celui qui changera la vision de tant d’enfants voulant à leur tour devenir cinéaste. La boucle est bouclée.

Article à retrouver sur On se fait un ciné ?

Créée

le 22 févr. 2023

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Jolan F.

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