Le jeune Sam Fabelman (Mateo Zoryan Francis-DeFord) est angoissé : il va aller voir un film sur grand écran pour la première fois de sa vie, et il a peur de ce qu’il va y trouver. Pendant tout le voyage de retour, il ne dit rien, et ses parents (Paul Dano et Michelle Williams, incroyables) essayent de lui changer les idées. Mais c’est peine perdue, Sam a découvert ce qui va changer sa vie : le cinéma. Devenu adolescent, Sam (Gabriel LaBelle) se met à filmer tout ce qu’il peut, mais il va découvrir qu’avec une caméra, on peut parfois capter beaucoup plus qu’une jolie illusion…

Comment décrire le mieux The Fabelmans ? Le mot qui me vient le plus rapidement à l’esprit est celui de « miracle ». The Fabelmans est un miracle. Plus que cela, le cinéma est un miracle. C’est à ce miracle que le nouveau film de Spielberg est consacré, et c’est peu dire qu’il en est un des plus beaux représentants.

On pourrait dire que ce film est un beau film, mais en réalité, il va bien plus loin que la beauté. Ce qui caractérise The Fabelmans plus que tout, c’est la pureté. Il s’agit d’une œuvre absolument pure, à tous les niveaux : cinématographique, esthétique, narratif, humain… Spielberg atteint là une forme de perfection qu’il n’avait presque jamais atteinte au long de sa carrière (et pourtant, il a un certain nombre de films qui peuvent prétendre à la perfection).


Il est assez amusant de se dire que, finalement, sur 2h30, Spielberg ne raconte pas grand-chose. Ou plutôt, il semble ne pas raconter grand-chose. Il filme très essentiellement des moments anodins de la vie en famille, petits moments de bonheur, de tristesse, de douleur, de réconfort… Mais ce qui intéresse le réalisateur n’est pas tant les moments en eux-mêmes que les personnes qui les vivent.

Spielberg nous montre des personnages qui ont des tourbillons dans la tête. Et jamais il n’avait aussi bien filmé ce tourbillon. On pense d’abord à Mitzi, la mère de Sam/Steven, bien sûr, interprétée par l’hallucinante Michelle Williams, qui trouve ici le rôle de sa vie. Personnage fantasque s’il en est, extraverti mais en profonde souffrance, Mitzi est au centre du film, et les déchirements qui l’agitent ne peuvent que remuer le cœur le plus sec (ou du moins, on l’espère). Déchirée par le désir, aimante mais peu sûre d’elle, animée par la crainte de décevoir ceux qui l’entourent, elle cherche sa place dans un monde trop grand pour elle. A moins qu’il ne soit trop étroit, justement. Formidable portrait de femme, sensible et délicat, d’une justesse ahurissante, on touche du doigt le moindre de ses émois, mais avec une retenue qu’on ne connaissait pas aussi forte chez Steven Spielberg. Le réalisateur garde sans cesse un recul sur ce qu’il nous montre et ne nous dévoile que des pans choisis de son histoire, sans s’étaler outrancièrement à l’écran.

On pourrait commenter de manière égale chaque personnage du film, mais on aurait du mal à le faire sans écrire des pavés à chaque fois. Comment ne pas évoquer, tout de même, ce personnage terriblement touchant de Burt Fabelman, mari éperdument admiratif de sa femme, mais qui ne sait comment lutter contre l’éloignement de celle qu’il aime plus que tout ? La prestation tout en douceur de Paul Dano lui rend un remarquable hommage.

Evidemment, c’est à Sam qu’on s’attachera le plus, car c’est par ses yeux que Spielberg nous raconte son histoire, et c’est par lui qu’on s’immisce dans ce monde si proche et si lointain en même temps. Son innocence à toute épreuve, la découverte de sa passion naissante, son amour maladroitement exprimé, la perte dramatique de son innocence… sont autant d’étapes que l’on suit avec un intérêt constant sans jamais se détacher de ces images.

Il faut dire que le réalisateur filme tous ces épisodes comme un paradis perdu. Et c’est de là que naît l’émotion à toute épreuve qui parcourt le film. Cette enfance lointaine était un paradis, et vue du spectateur contemporain, elle fait d’autant plus mal à voir qu’on se demande bien où a pu passer ce paradis. Toujours avec son immense pudeur, Spielberg se retourne sur ces années passées avec nostalgie, mais sans regrets apparents, sans jugements, sans passions, sans misérabilisme. Juste avec la sincérité d’un homme qui ne nous raconte cette histoire que pour mieux en tirer l’éternel optimisme qui le caractérise.


Cet optimisme dont Spielberg s’est (presque) toujours fait le porte-parole n’a rien d’une naïveté béate et déconnectée, et elle trouve ici à la fois sa source et sa justification. Le rapport du jeune Sam à l’image illustre merveilleusement la naissance de cet optimisme qu’on aimerait faire nôtre. D’abord émerveillé par la projection d’un film de Cecil B. DeMille, il décide de reproduire ce qu’il a vu sous ses yeux et qui l’a tant impressionné. C’est l’étape de la découverte, la plus belle et la plus pure. Voir Sam reproduire l’accident de son train électrique inlassablement a quelque chose de fascinant et de profondément touchant. Puis le garçon continue à tourner des films, de plus en plus ambitieux, sans cesse à la recherche du plan marquant, du meilleur effet visuel pour obtenir l’image la plus réaliste possible. Déjà, il cherche comment mêler l’art et la réalité. Mais l’étape suivante lui apprendra qu’on ne le fait pas sans risques…

Après avoir aménagé la réalité au sein de la fiction, le voilà qui filme tout ce qui l’entoure, sans fard. La caméra ne sert pas qu’à créer du rêve, mais aussi à capter tous les petits moments du quotidien. Et à révéler des vérités qui auraient dû rester cachées… La scène où Sam découvre le secret de sa mère en montant un film de vacances, tandis qu’elle joue du piano pour son mari fasciné et , est une des plus terribles et des plus importantes jamais tournées par Spielberg. A ce moment, l’image devient source de dégoût pour le jeune Sam/Steven, et il apprend à s’en méfier.

Mais tout le cœur de l’art futur du réalisateur n’a pas encore été révélé. Il nous est dévoilé dans l’acte suivant, lorsque Sam doit faire face à la réalité du monde qui l’entoure, ici symbolisé par l’antisémitisme dont Spielberg fut victime dans sa jeunesse. Il découvre alors une autre facette de la société de son époque, et se met naturellement à la détester. Pourtant, lorsqu’il doit filmer le jour de Relâche (« ditch day » en anglais, qui n’a pas vraiment d’équivalent en français) de sa promo, et donc mettre en images (entre autres personnes) ceux qui le harcèlent, Sam décide de n’en garder que le meilleur. Il idéalise le caïd du lycée, qui n’hésite pourtant pas à l’intimider dès qu’il le peut, et le miracle s’accomplit. Dans un dialogue riche en non-dits et en sous-entendus, l’explication entre Logan et Sam dans le couloir des casiers nous montre tout le génie spielbergien, à la fois celui en germe dans l'esprit d'un jeune homme rêveur et ambitieux, mais aussi celui d'un réalisateur de 76 ans, qui maîtrise son art à la perfection. Si la caméra peut montrer des choses horribles, elle peut aussi les transcender pour n’en garder que le meilleur.

L’illusion cinématographique n'est pas un mensonge, elle est une autre réalité. Une autre réalité, souvent meilleure, qui peut aller jusqu’à devenir à son tour vraie et même transformer les méchants, dans un de ces nombreux miracles dont The Fabelmans se fait l’écho. Et c’est là qu’on assiste à la naissance du géant.

Le cinéma spielbergien se divise en deux branches principales : la fiction pour faire rêver, l’Histoire pour faire réfléchir. Mais qu’il nous emmène lutter contre les nazis en compagnie d’un aventurier sans peur et sans reproches ou d’un industriel allemand dans les camps de la mort, Steven Spielberg ne se dépare jamais de son optimisme sans failles. Il ne montre la réalité que pour mieux en tirer une leçon pleine d’espoir. Cet espoir, qui l’aide à sortir de la faille où de durs événements l’ont plongé, Spielberg le trouve dans son cinéma, dans son Art.


Au-delà de la chronique familiale qu’il est peut-être avant tout (mais son génie est en fait de mêler les deux de manière indissociable), The Fabelmans est en effet un film puissant sur l’Art. Et c’est là qu’il est le plus beau. Deux scènes se font écho, qui sont un manifeste artistique à elles toutes seules : la rencontre de l’oncle Boris, et celle du plus grand réalisateur de l’époque, John Ford. Les deux hommes ont le même message pour Sam : cet art exige des sacrifices et de la souffrance. Ou au moins, cette souffrance, il ne l’édulcore pas, il ne l'effacera jamais. Mais tous deux voient aussi un jeune homme passionné, dans le cœur duquel brûle une flamme. Une flamme qui, jamais, ne s’éteindra.

Ce que Sam/Steven a compris, c’est que le cinéma est le plus complet des arts. Les mots, les images, les sons, se mêlent tous en un ensemble parfait qui se nomme « film ». Rien que sur la forme, The Fabelmans en est déjà une illustration. Les dialogues font partie des meilleurs auxquels Spielberg a jamais participé. La musique, classique, rock, ou originale (ici, du fidèle John Williams, bien sûr), rythme le film avec une justesse qu’on a rarement vue ailleurs. Les acteurs sont au sommet, et nous offrent tous une prestation absolument impeccable. Et surtout, surtout… Steven Spielberg s’appuie sur un de ses très fidèles directeurs de la photographie, l’immense Janusz Kaminski. A eux deux, ils nous rappellent ce qu’est d’abord un réalisateur : un sculpteur de lumière. Ils sculptent l’espace avec n’importe quelle source lumineuse (on pense évidemment à cette scène d’une esthétique éblouissante où les phares de voiture deviennent les projecteurs d’un spectacle hors du temps), d'une manière éblouissante. Une telle déclaration d’amour au cinéma ne pouvait que se forger à l’aide d’images irréprochables. C’est ce que Spielberg et Kaminski ont fait. Chaque plan de ce chef-d’œuvre est une leçon de cinéma à lui tout seul, sans aucune moralisation.

Mais l’épisode final est savoureux, et cette rencontre baroque avec le plus grand réalisateur de westerns de l’Histoire est la seule conclusion qui pouvait venir clore ce chef-d'œuvre. Terminant sur le plan final le plus juste et le plus amusant de toute la carrière de Spielberg (ce recadrage impromptu, comme si le réalisateur avait oublié temporairement le commandement donné juste avant par le dieu « John Ford »), The Fabelmans met en application tous les principes qui ont fait de Spielberg un des plus grands réalisateurs de tous les temps. L’horizon est la clé de tout. Prenez cette phrase dans tous les sens que vous voulez, métaphoriques ou non, elle a l’avantage d’être toujours vraie !

Et c’est bien ce qui caractérise The Fabelmans. Que tout ce qui y est raconté soit authentique ou non n’a somme toute que peu d’importance. On sait qu’il y a beaucoup d’autobiographie et un peu de fiction dans ce film, mais qu’on ne nous demande pas d’identifier où l’une et l’autre se cachent (ou plus précisément, se dévoilent). Ce qu’on sait, c’est que tout est vrai. Vrai d’une vérité profonde à la recherche de laquelle beaucoup de réalisateurs se sont lancés, mais que Spielberg est un des rares à avoir atteinte. Si The Fabelmans est un chef-d’œuvre aussi instantané, c’est parce qu’il est un film vrai. Peut-être la réalité n’est-elle pas partout dans ce film, mais la vérité, si. Et c’est le plus important.


Alors oui, The Fabelmans est un film sur l'amour, sur les gens, sur l'enfance, sur l’innocence perdue, sur la souffrance... mais surtout, c'est un film sur l'Art. Il y a quelque chose qui ne peut pas se décrire, dans ce film, mais qui doit tout simplement se vivre.

The Fabelmans, ce n'est pas de l'art. C'est ce qu'il y a encore au-delà.

Quand on n’est plus tout-à-fait dans l’Art.

Quand on n’est pas encore dans la Vie, à proprement parler.

Quand on est autant dans l’un que dans l’autre.

Quand on est entre deux mondes, et qu’on est dans les deux à la fois.

Finalement, est-ce que ce n’est pas ça qu’on appelle… le cinéma ?

Tonto
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le 24 févr. 2023

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