Plus d’une décennie après sa sortie, et le triomphe presque sans partage des super-héros sur le box-office mondial du blockbuster, The Dark Knight reste une exception à plus d’un titre.
Pour peu qu’on prenne une telle machine pour ce qu’elle est, et qu’on accepte l’idée d’un divertissement mêlant cascades, thriller, explosions, gadgets technologiques et baston, ce deuxième volet de la trilogie de Nolan peut se présenter comme l’étalon mètre en termes de réussite.


La première qualité est bien entendu celle de l’écriture. Alors que Batman Begins posait les jalons d’une nouvelle palette chromatique et psychologique sur l’univers bien singulier du justicier masqué, il s’agit désormais d’approfondir les caractères et de diversifier les rôles : le lien à la femme, au majordome, à l’ingénieur ou au flic constituent ainsi un écheveau complexe où sentiments, pouvoir et politique se mêlent.


L’irruption du Joker, figure iconique déjà utilisée sur un mode comic par Burton, et avant la version Travis Bickle que proposera Todd Phillips 11 ans plus tard va instaurer un savant chaos dans ce sac de nœuds. Artisan brillant et lucide, machiavélique au sens propre du terme en ce qu’il exploite les passions humaine pour mieux assurer sa gouvernance, le Joker est le méchant parfait. Grotesque par le masque qu’il arbore à temps plein, redoutable dans l’écriture de ses plans, aliéné à souhait pour mieux révéler la fadeur de ses partenaires mafieux comme de son opposant justicier, il crève l’écran comme les façades. Heath Ledger excelle, bien entendu, jubilant d’incarner ce mélange de malice déjantée et d’application dionysiaque du mal.


La destruction massive qui a d’habitude les faveurs du blockbuster prend ici une toute autre tournure : à la dimension comique et résolument dramaturgique de sa posture, le Joker ajoute le tragique dans les dilemmes qu’il impose à la cité, choix cornéliens qui, pour la plupart, vont mettre au jour la bassesse humaine, l’hystérie collective et la mise en danger de l’anonymat si confortable du milliardaire.


Pour orchestrer cette méticuleuse planification du chaos, Nolan donne la pleine mesure de son cinéma, trouvant un point d’équilibre à tout ce qui compose sa mise en scène. La musique continue, pulsation hypnotique propice à la navigation entre les différents entrelacs du récit, ménage un point d’orgue constant qui rend palpable la mise à mal des nerfs d’une ville entière. La fascination plastique pour cette dernière, rutilante - une Gotham qui n’a plus rien à voir avec celle de Burton, mais ancre férocement le récit dans un New York on ne peut plus contemporain - donne aussi à voir une ample beauté, à l’image de ces splendides vues aériennes qui ouvrent le récit pour nous plonger dans un braquage d’anthologie et à multiples niveaux, digne héritier de ce qu’avait réussi à mettre en forme Mann dans Heat. Si les scènes d’action fonctionnent si bien, c’est parce qu’elles sont toujours indexées sur le sens inné du spectacle de celui qui les impose : la manière dont le Joker reste ainsi au milieu de la route, mêle des otages déguisés aux ravisseurs ou observe la ville en surplomb, tout fait de lui le metteur en scène ultime.


Constat étrange : la relative fadeur du personnage de Batman, qui a toujours été effective, a trouvé son pendant dans ce personnage et les situations qu’il provoque. Le sens de l’équilibre est trouvé (« you complete me », lui assène le Joker), et c’est en s’impliquant émotionnellement par la rivalité amoureuse ou la justice sur une personnalité publique que Bruce Wayne va trouver du sens à sa mission, déclenchant une émotion bien plus vibrante que l’admiration convenue de le foule : sa haine. Le chevalier de l’obscurité prend ainsi en charge, en bouc émissaire, ce qu’un autre illustre prédécesseur avait déjà porté sur une croix, prolongeant la réflexion opérée par son antagoniste quant à la nature humaine, pour laquelle le sentiment collectif n’est jamais aussi puissant que lorsqu’il se fait sous l’emprise de la peur ou de l’hostilité. Le pessimisme dans la lecture politique et sociale fusionne alors avec la froideur de la photographie, et révèle un cinéaste (aussi impliqué à l’écriture) moins cérébral et clinique qu’il n’y parait.


La ligne de crête était ténue : baroque et tragique, ostentatoire et épuré, mélodique et dissonant, martial et fluide, The Dark Knight opère un regard panoramique sur tout le spectre du spectacle pour en délivrer la synthèse la plus satisfaisante : une symphonie du chaos.


(8.5/10)

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le 28 mars 2020

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Sergent_Pepper

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