Après les franches comédies que furent The Big Lebowski et O’Brother, The Barber effectue un virage acéré vers un genre, le film noir, qui avait jusqu’alors été abordé de façon détournée. Ses traces irriguent une bonne partie de l’œuvre des frères Coen dès Blood Simple, puis dans l’atmosphère pesante de Barton Fink, l’intrigue de Fargo ou les détournements de Chandler dans The Big Lebowski. Mais avec The Man Who Wasn’t There, l’immersion est directe. Le noir et blanc, l’époque (1949), les figures, rien ne manque, et l’exercice de style sera assumé jusqu’au bout, lorgnant davantage du côté de James Cain, grande influence des réalisateurs.


On connait leur talent pour choisir leurs comédiens et faire d’eux des icônes. Nouveau venu dans leur équipe, Billy Bob Thorton semble être né pour ce rôle : la fixité de son regard, la profondeur de ses traits accentuée par le contraste impeccable de la photo de Deakins, font de lui le pilier étrangement stable d’un monde qui va, comme de coutume chez les frères, s’effondrer. Son mutisme à l’écran est d’autant plus riche qu’il se double d’une voix off typique du film noir, chant atone et rauque qui va épaissir l’obscurité grandissante d’une intrigue désespérée. Tout est ainsi passé au filtre d’un regard qui, paradoxalement, tente de construire et d’accéder à la lumière, ignorant que ce projet d’investissement dans le nettoyage à sec (« dry cleaning ») aura tragiquement une valeur métaphorique sur sa destinée et celles de son entourage.


L’exercice de style est toujours l’occasion pour les frères de se frotter à une sorte de challenge esthétique, qu’ils remportent ici haut la main. Le travail sur les espaces découpés au scalpel (dans le bar, lors de l’apparition de Birdy au piano), le jeu sur les ombres et la dimension quasi expressionniste de certaines séquences (les discours de l’avocat dans la cellule, par exemple) magnifient une atmosphère non seulement noire, mais également contemplative.


Car s’il s’agit, à la manière d’un Fargo, ou plus tard de No Country, de rendre compte d’une série de décisions qui, loin de sortir un individu de la médiocrité, le précipitent vers le gouffre, le film ne se limite pas à cet incontournable du film noir. Cet homme qui n’était pas là approfondit aussi les grandes figures du cinéma des Coen, déjà annoncée par Barton Fink, et qui seront encore plus fortes dans A Serious Man ou Inside LLewy Davis : celle d’un protagoniste réduit à la posture de témoin passif face à des événements sur lesquels il pensait pouvoir avoir la main. Ce n’est pas un hasard si l’avocat évoque déjà le principe d’incertitude de d'Heisenberg, qui sera central dans A Serious Man. La mélancolie qui en découle irrigue chaque plan, et jusqu’au rythme de la narration, saturé d’ellipses qui semblent interdire la surprise, accumulant tristement les marches vers les abysses, dans une société où la justice ne fonctionne pas, et où la vérité n’est qu’une option parmi d’autres, rendant possible les faux récits de guerre, la paranoïa face aux communistes ou la croyance aux ovnis.


En attendant, les cheveux continuent de pousser, inlassablement, et le coiffeur se doit de les couper. Brusque prise de conscience d’un homme, clope au bec, enfermé dans une esthétique visant surtout à colorer de noirceur le caractère sisyphéen de son existence.

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le 24 janv. 2020

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Sergent_Pepper

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