Qui connait un tant soit peu Hou Hsiao-Hsien saurait à quoi s’attendre : The Assassin est certes un film historique s’aventurant sur les terres très codifiées du wu xia pian, il n’en reste pas moins entièrement inféodé à son auteur, un peu comme si Apichatpong Weerasethakul nous proposait de la SF ou Béla Tarr un film sur la F1. Tous trois partagent un même attrait pour la lenteur, sève indispensable de leur esthétique comme de leur narration.


Il faut donc l’accepter, au prix de certains efforts. The Assassin n’est pas un film aisé, et sa beauté se mérite par l’expérience hypnotique propre à ces orfèvres de la contemplation. (Des tentations du côté de Morphée me furent évitées par un proche voisin de la salle qui nous gratifia de ronflements dantesques pendant tout le premier tiers du film avant de s’en aller…)
Le récit lui-même, tailladé d’ellipses et sans souci du confort du spectateur, peut nous perdre : un détail, un objet, une phrase peuvent contenir une information capitale, de la même façon qu’à un très long monologue d’exposition peuvent succéder trois quart d’heure sans un seul dialogue.


Comme souvent face à telle œuvre, il s’agit donc de se laisser porter. L’argument le permettant se situe bien entendu dans la beauté formelle de l’ensemble.
Doté d’une photographie à pleurer d’admiration, (que l’on doit à Lee Ping Bin, déjà responsable des intérieurs chamarrés d’In The Mood For Love), The Assassin est une merveille absolue en terme d’image. Cadrage sur les salles où se joue le protocole, variété des décors (une tradition dans le wu xia pian), de la forêt de bouleaux à la verdure, des toits noirs aux torches dans la nuit, la composition du cadrage est maitrisée à la perfection, et toujours en lien avec la place de chacun : dans ce ballet obscur entre assassins, gouverneurs, épouse et concubines, menace de la domination impériale extérieure, l’espace est sur-codifié.


Lenteur et politique ne conduisent pas pour autant à une froideur généralisée. C’est même là le véritable sujet du film : La protagoniste doit parachever son initiation en assassinant un homme qu’elle a aimé, laissant son sens de l’obéissance et sa parfaite maitrise des armes supplanter ses sentiments.
On comprend que la distribution française ait gardé le titre anglais, car il permet de féminiser ce nom qui n’a pas son équivalent chez nous : l’assassin. Féminin, le récit l’est par ses protagonistes, sa grâce et sa sensualité, notamment par un motif qui le structure : l’étoffe, et qui nous renvoie à la beauté de Ran ou de Kagemusha sur certains plans. Des voiles qui protègent les amants aux costumes chamarrés (il faut vraiment rendre grâce à cette photo qui fait jaillir avec un éclat unique le jaune d’or des drapés ou le carmin des broderies), des loups qui occultent, tout est affaire de dévoilement : des sentiments, de la violence aussi.


Fugaces, les combats déchirent l’écran et s’enfuient souvent hors champ : ils disent l’inaccessible au commun des mortels d’un rythme fondé sur l’immédiateté, portés par un travail redoutable sur le son de l’arme blanche qui fend les airs.
L’apprentissage se fait donc à rebours : en écoutant son cœur, Nie Yinniang va rétracter sa lame, et se contenter d’une entaille dans l’étoffe de ses adversaires : un trait d’une vivacité imparable, qui laisse sa marque mais permet d’en survivre : un geste en adéquation avec l’initiation au regard imposée par le maître cinéaste.

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le 3 avr. 2016

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