The Act of Seeing with One's Own Eye
7.8
The Act of Seeing with One's Own Eye

Court-métrage documentaire de Stan Brakhage (1971)

Je le dis sans ambages, je suis consterné (et un tantinet révolté) par la désinvolture benoite avec laquelle on continue à montrer ce film.


Comme si ça allait de soi de montrer des cadavres humains disséqués, déchiquetés, dilacérés, dépiautés, vidés, morcelés et laminés.


Je n’irais pas jusqu’à dire qu'il faut interdire ce film, mais ne serait-il pas congruent de réfléchir aux modalités adéquates pour en proposer un visionnement, disons, un tant soit peu éclairé à des spectateurs un minimum avertis ?


Car on ne saurait trop insister sur le danger, la menace fatale, que cet objet fait peser sur la sensibilité d'un public non initié à la médecine légale, et qui souvent, dans son ignorance, présume de sa force.


Pourquoi nier l’évidence ? il ne s’agit pas ici d’une anatomie anodine, elle est très éloignée non seulement d'une leçon d'anatomie à but pédagogique, mais aussi de toutes les anatomies plus ou moins connues ou vulgarisées.


Je songe ici aux inévitables et très médiatisées anatomies de Gunther von HAGENS, aux anatomies de carnavals et autres fêtes des morts, …. celle des séries télé actuelles, celle des cultures gothiques, des églises baroques avec les innombrables crucifixions sanglantes et coeurs palpitants, du cinéma gore (flots d’hémoglobine, crânes fracassés et autres intestins déchiquetés - très esthétisés au passage), celle des spectacles grand guignolesque, l'Oscar des salles de classe, les catacombes des Capucins de Palerme, les admirables cires anatomiques de Clemente Susini du musée La Specola ou encore les saillantes gravures d'écorchés des théâtres anatomiques de la Renaissance, etc..

Rien de ce qu'on voit habituellement ou croit connaître en matière d'anatomie ne ressemble, de près ou de loin, à ce que « montre » le film "The act of seeing with one’s own eyes", et il est bon d’en être avisé.

Je clame donc haut et fort que ce film est dangereux, pour ne pas dire irresponsable, en ceci qu'au prétexte d’intentions artistiques il donne comme allant de soi le fait qu’il serait possible pour l'œil humain de se coltiner, sans préparations et, pire encore, sans aucune médiation, des images médico légales, d’une crudité et d’une « cruauté » visuelle inouïe.

À moins d'une vocation particulière – ho, je sais qu'il en existe –, je ne crois pas exagérer en affirmant que ces images nécessiteraient, disons, 1 ou 2 ans (et c’est peu dire) d’études poussées en médecine et anatomie avant de s’y confronter posément, avant d’y accéder de manière consciente, lucide, mature, avertie et en ayant au moins, non seulement un acquis basique des connaissances ayant trait aux structures internes du corps humain, mais surtout une compréhension élémentaire des tenants et aboutissant de l’autopsie judiciaire, bref, de ce que sous-tendent les pratiques médico-légales en général.

Or il n’y a aucune « explication » qui accompagne cet objet, au prétexte, encore une fois, que c'est de l'art, comme si l'art balayait ipso-facto toute explication, et même tout avertissement.

Je cite Michel Sapanet, directeur de l’unité de médecine légale du CHU de Poitiers, expert judiciaire et auteur de Chroniques d'un médecin légiste (p.37) : «… je ne me suis pas plongé sans précaution dans les délices médico légales, je dois le reconnaître. Pour les premières autopsies, je choisis les bancs tout en haut de l'amphithéâtre, afin de maintenir une bonne distance entre les cadavres et moi. Je ne passe que très progressivement vers les places du bas, le temps d'apprivoiser la proximité avec la mort à corps ouvert ».

Il y aurait aussi beaucoup à dire sur l’esthétique du gros plan (quasi systématique) dans ce soi-disant film expérimental, dont le but semble être (hormis celui, évident, d’un effet d’abstraction et de distanciation esthétique, quasiment paysagère, ainsi que l’ordre reçu, je crois, de ne pas filmer les visages) d'avantage un défi scopique (presque potache en somme), tablant sur un sensationnalisme puéril et assez nauséabond, en pointant un doigt insistant sur les détails nécessairement les plus éprouvants pour l'œil, avec une multitude de cadrages disant à peu près ceci : «  regardez cette tache de sang, là, non mais regardez-là, cette flaque de sang, regardez comme elle coule la flaque, là, oui, là, la flaque, qui coule, là ! ».

Plus sadique que scientifique, plus voyeur que poète, Stan Brackage ne commets-il pas ici, osons enfin le mot, une atteinte à la paix des morts et à l'intégrité du cadavre ?

Je ne vise pas les médecins légistes qui, eux (braves hommes de métiers), font leur travail – encore qu'on pourrait tout de même se demander d’où leur naît pareille vocation (mais, bon, là aussi, il faut de tout pour faire un monde et, de fait, je pense que certains profils de nécrophiles, avoués ou pas, font ou feraient d'heureux médecins légistes – ce n’est pas le Dc Sapanet qui me contredirait) – mais bien l’individu qui non seulement a décidé de faire ce film, mais – surtout – qui l'a fait de cette façon !

Revenons au docteur Michel Sapanet (qui, au passage, admet sans ambages avoir un penchant nécrophile) : « Assister à une séance d’autopsie n’est jamais facile. Personne, même parmi les habitués, n’est jamais à l’abri d’une défaillance. Des enquêteurs pourtant rodés à l’exercice ont tourné de l’oeil comme d’exemplaires néophytes, s’écroulant de tout leur long sans crier gare. (…) 

Le danger de ce film réside donc en la croyance que l’oeil humain est capable de tout encaisser indifféremment (ça semble être le postulat odieusement insouciant et placide de ce film), or il est évident que la vue d'un cadavre, et à fortiori un cadavre meurtri, mutilé et autopsié, n’a rien d'une entreprise anodine, ni d’une activité ordinaire.

« Pour voir une chose il faut la comprendre », disait Borges (dans sa nouvelle There are more things), or il manque au moins une chose cruciale dans ce film, dont l’absence, ici, me paraît particulièrement scélérate et malhonnête : la parole érudite du savant ou de l'expert, c’est à dire la voix claire et posée de celui qui, fort de ses connaissances, de sa parfaite maîtrise expérientielle et muni de ses outils pédagogiques et épistémologiques, fait oeuvre de transmission et d’enseignement. 

Antoinette Gimaret renchérit (transcription de sa présentation intitulée « Les ambiguïtés de l’imaginaire anatomique ») : "... le geste d’ouvrir le corps n’est pas assez neutre pour être représenté sans médiation ... Même légitime, l’exploration des chairs est susceptible de susciter horreur et dégoût ; elle nécessite une forme d’accoutumance du regard."

Rare défection verbale et pédagogique aura été plus insoutenable et accablante, rare béance lexicale et méthodologique aura été plus inadéquate et obscène que dans The act of seeing…

Je me fais donc un devoir fraternel de conclure ce commentaire par un avertissement adressé, si ce n'est pas trop tard, à tous ceux qui, par curiosité légitime, attirance morbide ou autres défis pseudo viril, tiennent absolument à regarder de leur propre yeux cet objet.

Pour ce faire, quoi de mieux que de convoquer à nouveau notre sympathique nécrophile : "Pour éviter autant que faire se peut ce genre d’incident – il parle je crois du malaise vagal (c'est moi qui ajoute) –, je demande toujours à celles et ceux qui doivent m’entourer de prendre d’abord un solide petit déjeuner. Venir le ventre vide en espérant éviter les nausées est une erreur. Cela ne fera que faciliter le malaise. Plus d’une fois, j’ai demandé à des apprentis gendarmes en formation d’aller avaler quelque chose de consistant à la cafétéria de l’hôpital avant de pouvoir pratiquer la première incision. Je ménage également une phase de mise en condition, une sorte de sas entre la réalité ordinaire et ce qui va suivre. Une autopsie n’a rien de banal. S’il s’agit d’un acte nécessaire pour la manifestation de la vérité, il n’en reste pas moins d’une violence absolue. Il s’agit donc de l’aborder très progressivement. Il est essentiel que les personnes présentes aient le temps d’apprivoiser la présence du cadavre. (…) Le non-respect de ces quelques règles élémentaires conduit le plus souvent au pépin".

Pour conclure, je souhaiterais opposer à ce film, d’une obscénité quasi criminelle, la venus anatomique du Musée La Specola, de Florence, dite Vénus des médecins, ou Vénus ouverte.

Certes, il y a dans cette Vénus quelque chose qui défie le regard, mais c’est un défi respectueux d’une certaine progressivité, en ceci déjà que cette Vénus anatomique ne propose pas au spectateur seulement un impact visuel (vide de sens et, de surcroît, d’enseignements) car cette Vénus est avant tout un objet de connaissance, mais – et c’est là aussi sa beauté – aussi l'un des plus grands chefs-d'œuvres équivoques des Lumières.

Quant à ce Monsieur Stan Brackhage je ne le remercie pas pour l'attentat esthétique (et éthique) qu’il a commis, je ne remercie pas non plus l’étudiant irresponsable qui a programmé ce film lorsque j’étais un très jeune étudiant à l’école des Beaux-arts, sans émettre le moindre avertissement et sans prévenir personne de son contenu.


Si d'aucuns prétendent que Stan Brackhage est un grand cinéaste, j'attends encore qu'un Georges Didi-Hubermann lui consacre un "Ouvrir Vénus" – je doute beaucoup qu'il le fasse.

MaUo_MaUo
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le 9 janv. 2021

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MaUo MaUo

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