Il est autarcique, aphasique, insomniaque. Ex-marine éprouvé par la guerre du Vietnam, difficilement reconverti à la vie civile, il arpente de nuit les quartiers chauds de Big Apple au volant de son taxi. C’est un pion anonyme parmi d’autres, qui évolue jusqu’à la limite de l’épuisement dans les rues sales et grouillantes, à la Cafétéria Bellmore où les cabbies se racontent leurs histoires salées, dans des hôtels borgnes où officient des putains de treize ans, dans de sordides cinémas pornos, tous ces hauts-lieux des bas-fonds new-yorkais. La caméra se fixe obstinément à son point de vue, à l’asphalte qui défile en continu sous les rues de sa voiture, à la population bigarrée qui la foule. Travis Bickle n’est que le prolongement de son outil de travail, un peu de chair agissante au milieu de cette mécanique, homme-machine disponible et corvéable à merci, passant d’un maître à l’autre le temps d’une course. Que l’on baise ou s’entretue sur la banquette arrière ne peut en rien le concerner. La fraction d’humanité qu’il entrevoit dans le rétroviseur (ivrognes, prostituées, hommes d’affaires, époux trompés, n’importe qui allant n’importe où) se soucie bien peu d’être regardée. Son yellow-cab fonctionne comme un élément de transition, un espace intermédiaire, une carapace qui le protège des turpitudes extérieures. Tout est perçu à travers la vitre du taxi-aquarium, poste d’observation privilégié où la réalité ne lui parvient que réfractée, épurée de ses miasmes. Au sein de l’habitacle il semble intouchable, il bouillonne, contient ses impulsions. Car Bickle n’a rien d’un froid diagnosticien. Il ne retient du cloaque ambiant que ce qui lui plaît, ce qui corrobore sa vision préalable et l’autorise à agir en conséquence. Agglomérant les contradictions les plus insensées, la jungle urbaine opère l’amalgame intolérable du vice et de la vertu. Elle banalise l’hostilité meurtrière en faits divers de routine. Dès que la ville l’aura irrémédiablement avalé et digéré, Travis entrera en action pour éteindre le mal, en proie à la psychose du crime régénérateur, du terrorisme purificateur. Il transformera son ingestion de la misère en pulsion de nettoyage, en instrument du châtiment, en délire vengeur. Dans cet engrenage fatal, ce basculement à principe d’exutoire, passera toute la colère d’un homme lentement consumé par la pourriture, la démagogie, la décadence galopantes. Sa révolte à cran d’arrêt sera celle révélée d’une partie de la majorité silencieuse : une forme de justice individuelle à caractère fascisant, apte à prospérer et à remplacer tout recours légal en des milieux aussi cristallisateurs de névrose et de violence que New York.


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Dans la filmographie de celui que l’on considère souvent comme le plus important cinéaste américain des cinquante dernières années, Taxi Driver a depuis longtemps conquis ses galons d’emblème culturel, d’œuvre mythique, d’immense classique. L’expérience de son visionnage ne trompe guère sur l’origine et la nature d’un geste créatif découlant moins d’un calcul conscient, d’une stricte intentionnalité, qu’il ne résulte d’une impétueuse "poussée", d’un débordement ayant su trouver les moyens de sa réalisation artistique. Fuyant l’idéalisation romanesque, osant descendre sur le macadam, se colleter avec le réel, mettre à nu les plaies d’une collectivité malade, Martin Scorsese fait partager l’errance sans fin d’une faune douteuse qu’écrase un tohu-bohu nocturne où dominent les accents obsédants de la musique de jazz crachée par les transistors et le mugissement intermittent des sirènes de police. Le tableau, organique, infernal, aussi précis qu’une radiographie, souligne sa prédilection pour les marginaux, les paumés, les camés, les loosers, les déshérités de la vie. À sa manière, il relève d’un mouvement auquel se rattachent entre autres Midnight Cowboy de John Schlesinger et Panique à Needle Park de Jerry Schatzberg. Il est taillé directement dans la chair de l’Amérique contemporaine, édifié sans complaisance ni enjolivement, avec une sincérité d’échorché vif. Tout pittoresque s’estompe au profit d’une peinture sans fard du biotope, des crispations et des gangrènes de la société moderne. Mais l’approche quotidienne, de plain-pied, presque documentaire, ne doit pas égarer. Car devant le scintillement des lumières mouvantes et multicolores qu’exsude le monde de la nuit, devant ce cauchemar climatisé fait d’enseignes criardes, de néons tapageurs, de façades aveugles, de consommation éperdue, de promiscuité dérisoire, naît une singulière et paradoxale sensation de féérie morbide. Enchaînement de voies de circulation rythmé par les feux de signalisation, unité du défilement, fragmentation des vues : le regard de Travis glisse latéralement, en douceur, dans des trajets horizontaux qui invitent à partager les variations plastiques suscitées par la ville. Le désordre représenté ici est rempli de ses détraquements de surface. L’imaginaire fonctionne à plein régime et infléchit le discours critique dans le sens d’une transfiguration lyrique, sans jamais escamoter les pièces maîtresses du dossier. Paul Schrader, scénariste et complice du réalisateur, dit avoir voulu transposer L’Étranger de Camus et La Nausée de Sartre au sein d’un contexte familier pour lui. Scorsese avouait pour sa part que rien n’avait de sens à ses yeux qu’il ne pouvait traduire en rêverie. La figure-mère de sa poétique est donnée dès la première image : une buée de vapeur échappée d’un soupirail illumine un instant la noirceur moite de la rue. L’apparition du taxi qui tourne au ralenti dans ces nuages délétères vomis par les égouts dégage la solennité d’un cérémonial. Le véhicule jaillit sur la scène de Manhattan comme une monture d’apocalypse. Car celui que Michael Powell surnomma "le Goya de la 10ème Rue" ne craint pas de recourir à l’hyperbole pour invoquer les maléfices de la ville.


Avec Woody Allen, Scorsese est en effet le chantre de New York, et il n’est pas abusif de voir en Taxi Driver l’un des deux plus grands films consacrés à la métropole américaine. L’autre demeure bien sûr Manhattan, qui en offrira trois ans plus tard un parfait contre-champ en la dépeignant comme un paradis terrestre, magique, harmonieux, huppé, homogène, euphorisant. Là où, chez Allen, la situation naturelle de la cité est constamment rappelée, par des images qui en représentent les bords, les limites, le fleuve Hudson, les parcs, l’océan ou les passages vers l’extérieur (les ponts), les itinéraires de Travis se séparent de la topographie réelle et conduisent à la prolifération des lieux. "Anytime, anywhere", répond-il quand son patron lui demande où il souhaite travailler. L’appropriation urbaine implique une force de négation, de subversion des évidences territoriales. Le refus de l’autre, l’extrême solitude, l’inhibition presque totale à parler exacerbent la perméabilité au tissu citadin. Répétitive, entêtante, la musique de Bernard Herrmann est seule capable de conférer aux endroits traversés la qualité d’imprégnation indispensable à leur consistance. De sorte que la ville n’est pas appréhendée dans la juxtaposition de ses éléments, rue après rue, quartier après quartier (il est rigoureusement impossible de situer les trajets du taxi), mais dans une suite de tensions et de détentes. Pour Travis, elle s’éprouve précisément dans la mesure où, de façon successive, il la rejette violemment (l’envie de "tirer la chasse" sur toutes ces ordures) et tombe sur le charme de visions surgies du trottoir (l’apparition de Betsy). C’est dans ce remue-ménage annulant les distinctions, dans cette crasse de cité-poubelle que progresse le zombie somnambule. Une crasse qui l’obsède autant moralement que physiquement, et à quoi répond en toute logique une obsession pathogène de la pureté s’incarnant fallacieusement dans le personnage de la jeune et blonde healthy american girl qui collabore à la campagne électorale de Palantine, l’ineffable politicien dont le programme tient en un slogan : "We are the people".


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L’une des grandes habiletés du cinéaste est de s’être ménagé une position de repli tactique qui lui permet d’esquiver tous les écueils de la démonstration univoque. Ainsi l’iconographie puritaine du film renvoie-t-elle au seul regard d’un solipsiste ayant perdu contact avec la réalité. L’opacité de Travis, sa lucidité querelleuse mêlée d’incertitude et de confusion, ses hésitations, son donquichottisme puéril, sa conscience aux aguets, ses fantasmes personnels constituent autant de catalyseurs actionnant la projection de nos propres hantises face à un monde à la dérive. Infatué de lui-même, le personnage scorsesien est rongé par l’horror vacui, la peur du vide, qui l’habite au plus profond et qu’il s’emploie à dissimuler à ses pairs. Bickle est la plaque sensible sur laquelle la ville impressionne sans relâche ses images dantesques. L’un de ses collègues a beau le surnommer "cowboy", il n'a de l'homme de l'Ouest que l'accoutrement. Cet introverti est si peu défini, si peu assuré de son identité, que partout où il passe (uptown ou downtown) il est en porte-à-faux. Travis ne peut entrer quelque part sans être assailli, rabroué, bousculé, quand il n'est pas ignominieusement chassé. Là où chacun défend âprement son secteur, il apprend ce qu'il en coûte d'être un nomade. Même les gamins de Harlem savent lui signifier, à coups d’œufs pourris, qu'il est un intrus. Toutes ses tentatives pour communiquer avec ses semblables tournent à l’échec. Lorsqu'il jette son dévolu sur une femme, elle reste hors de sa portée : inaccessible comme Betsy, l'ange immaculé qu'il prétend protéger, ou trop accessible comme Iris, l'adolescente prostituée qui refuse d'être sauvée, et à laquelle Jodie Foster apporte la précocité de son talent. En vertu d'une troublante symétrie, elles sont l'une comme l'autre part d'une zone interdite. Il ne lui reste pour tout domaine que sa chambre, le dernier cercle de l’enfer, où il est réduit à mimer des dialogues chimériques devant un miroir, à interpeller et provoquer son propre reflet, en de théâtrales rodomontades, lors du face-à-face spéculaire le plus célèbre de l’histoire du cinéma. Au comble de la déréliction, Travis y apparaît recroquevillé comme au fond d'un puits, écrasé par une plongée verticale qui semble adopter la perspective divine. La métaphore s'impose irrésistiblement à mesure que la mise en scène découvre son paysage mental.


Car ce désaxé, ce justicier paranoïaque participe à son insu de l'immondice qui l'environne. Il garde le silence lorsque le mari cocu (interprété par Scorsese lui-même) menace de défigurer son épouse ou que le trafiquant d'armes vante sa panoplie avec la faconde d'un commis voyageur, mais ce report de la violence sur des comparses souligne bien que c'est lui seul qui en définitive passera à l'acte. "Solitaire de Dieu" égaré dans Babylone, testant son arsenal comme un croisé revêt son armure, mortifiant sa chair avec l'application du pénitent, le réprouvé a enfin trouvé son rôle : celui d'ange exterminateur. Il n'est pas jusqu'à l'hyperréalisme de certains inserts (l'aspirine effervescente, l'artillerie déployée sur du velours noir) qui ne trahissent son dégoût ou sa fascination pour la matière. Les extraits du journal, où se réfugie sa vie spirituelle, confirment cette schizophrénie : voix intérieure du martyr cherchant à donner un sens à son épreuve, mais aussi commentaire d’un auteur à la fois attiré et épouvanté par les jeux du péché et de la damnation, et qui loin de tout propos apologétique éclaire peu à peu sa créature sous son vrai jour. "Il doit être compris, non toléré", dit Schrader de lui. Si, dans la rue, Travis est celui qui voit et qui juge, le rapport se renverse quand son intimité révèle la gravité de son déséquilibre, de son détraquement, de son insidieuse folie. Ce que Scorsese traduit plastiquement lors de l'holocauste final en épousant le parcours du forcené d’une pièce à l’autre, de meurtre en meurtre, avant que la caméra découvre, depuis les cintres, l'ensemble du décor repeint en grenat par le massacre. Ironie suprême, il sera célébré dans les journaux, récupéré par un public qui en fera un héros, lui qui n’avait jamais capté la moindre attention de la part de la société. Convulsif, nerveux, parcouru d’une tension latente comme une marmite sur un réchaud, Taxi Driver possède l’inertie létale propre au cobra. Underground man d’une rigoureuse neutralité expressive, Robert De Niro est le stupéfiant vecteur de cette électricité statique : ambigu, exalté, instinctif, puisant dans sa propre anomie pour exécuter le genre de plongeon qu’aucun autre acteur n’aurait osé accomplir. Rarement un visage et un corps de cinéma auront transmis avec tant d’intensité le vertige torturé, le désarroi poisseux, le malaise existentiel, l’angoisse ontologique de l’homme aliéné, dont cette œuvre-phare demeure l’une des formulations les plus tourmentées et les plus fulgurantes.


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Thaddeus

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