Dans un futur proche, le Japon est devenu une terre d’accueil pour de nombreux immigrés qui viennent y chercher la richesse. En effet la monnaie nationale, le yen, est désormais la plus puissante au monde, devant le dollar américain. L’île s’est ainsi métamorphosée, comme les États-Unis au siècle précédent, en une terre d’accueil pour des milliers de déracinés en quête d’une vie meilleure. Tokyo en particulier polarise cette attraction : la ville est surnommée « Yen Town » par les immigrants de toute origine qui y affluent sans cesse. Mais comme chaque rêve, celui de Yen Town a sa face sombre, ses délaissés. Ces parias sont surnommés eux aussi, par une triste ironie, les « yentowns ». Symboles d’un modèle économique qui laisse certains démunis de tout, les yentowns errent dans ou au-dehors de la ville pour tenter de subsister au jour le jour par leurs propres moyens.


C’est dans ce cadre d’anticipation aux traits parfois volontiers cyberpunk que Shunji Iwai plante le décor de Swallowtail Butterfly (Suwaroteiru), l’un de ses premiers longs-métrages, qui recevra des prix de marque dans les festivals de cinéma est-asiatiques.


On suit donc une jeune fille japonaise qui à la suite du décès de sa mère est recueillie par une prostituée chinoise, Glico, venue comme tant d’autres dans l’espoir de s’enrichir à Yen Town. Ageha (ce sera son nom) va ainsi découvrir la vie des abandonnés, des yentowns, et tenter de survivre au jour le jour avec eux. Suwaroteiru est d’abord un film social, cherchant à dépeindre le quotidien d’une jeunesse dépossédée au sein des bidonvilles de ce Japon dystopique. Un peu à la manière d’un John Ford, Iwai scrute, caméra à l’épaule, la vie quasiment normale de ces rebuts de la société. Escroqueries, prostitution, drogue mais aussi danse, sexe amoureux et amitiés sincères viennent rythmer les journées bucoliques du petit groupe de yentowns auquel s’est jointe Ageha. Mais tout va changer lorsque par le hasard d’une affaire sordide la petite bande découvre une cassette audio à même de changer complètement leur existence…


Je n’en dirai pas plus sur le scénario, qui constitue l’une des très grandes forces du film. Il parvient par son entremise à mêler différents thèmes au point de faire de Suwaroteiru une œuvre à la croisée de plusieurs genres cinématographiques : tour à tour drame social, film musical, film de yakuzas (à la limite de la série B, voire du nanar) et mélodrame.


Une mosaïque de genres traitée de façon toute aussi variée à l’écran par Iwai, grand expérimentateur dans sa mise en scène. Optant pour un style extrêmement rapide et saccadé, marqué par un très grand nombre de cuts, le cinéaste frise constamment l’épilepsie et mutile son image pour en faire le réceptacle de son ambition universaliste. Rares sont les moments où la caméra est fixe, où le plan est long. Même durant les scènes plus calmes, la trame visuelle se voit altérée, chamboulée, jamais complètement cataleptique. Un parti pris radical dont je ne suis pas habituellement fan, mais sur le coup je dois admettre avoir été conquis. On peut penser à Chungking Express de Wong Kar-wai qui adopte un style similaire (notamment dans sa première partie), mais là Iwai pousse les tentatives beaucoup plus loin, avec une conviction totale et assumée.


Répercussion sur l’histoire, celle-ci ne connaît presque pas de baisse de régime. Le rythme est bien géré, peut-être trop même. Cela se répercute en quelque sorte sur les personnages secondaires du film, qui bien que nombreux et aux personnalités bien distinctes, souffrent pour pas mal d’un manque d’approfondissement. Dommage quand on voit avec quelle dextérité le réalisateur met en place cette galerie de caractères hauts en couleur. Ce Tokyo d’anticipation a des allures de New York au début du XXe siècle tant il est un melting-pot d’ethnies, de cultures et de langues. Chinois, anglais, japonais sont employés tantôt de façon indistincte, tantôt justement pour distinguer qui est de quelle origine. Un choix au départ un peu déroutant mais qui se révèle rapidement l’une des forces du film, un ciment de la crédibilité de cet univers fascinant et attachant.


« Attachant », j’ai dit le mot : c’est l’adjectif qui me vient en tête pour qualifier tout ce beau monde qu’Iwai se refuse à montrer au travers d’un prisme misérabiliste. Au contraire, c’est avec un regard presque naturaliste que l’on observe l’évolution des principaux personnages à mesure qu’ils se retrouvent confrontés aux conséquences de leurs choix. En cela il se rapproche d’un certain Fruit Chan et de son Made in Hong Kong (dont le style fauché s’en ressent ici aussi dans une certaine mesure).


Point de caricature morale : chacun à sa part d’ombre comme de lumière. Nul n’est complètement mauvais, personne non plus n’est totalement innocent… L’intrigue tourne autour de l’argent mais c’est avec beaucoup de subtilité que le cinéaste en fait la critique. Ressource essentielle, matière première d’un monde en totale révolution autour de lui, l’argent est au cœur de ce maelström humain qu’est Swallowtail Butterfly et agit à sa manière comme le révélateur des âmes. Ageha, adolescente sur le chemin du monde des adultes, en sera le témoin privilégié, des premières minutes du film (elle n’a pu payer les funérailles de sa mère prostituée, et se fait dérober son « héritage ») jusqu’à la toute fin (d’ailleurs magnifique sur le plan symbolique, traduisant une émancipation).


Une très belle histoire servie par une réalisation qui sort des sentiers battus et une bande-son à tomber, portée notamment par le magnifique My Way de Sinatra. Un film qui toutefois pourra déplaire de par la radicalité de sa mise en scène et les dérives quelquefois farfelues d’un scénario original et enivrant.

grantofficer
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le 31 janv. 2021

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