Absorber les maux de la société : un récit d’émancipation féminine brutal et essentiel.

Pour Swallow, le réalisateur s’est inspiré du destin de sa grand-mère qui durant son mariage fut contrainte par son mari d’être internée, de subir des électrochocs, et une lobotomie. Ici, il utilise la maladie de Pica (trouble alimentaire : ingestion de substances non comestibles) pour le sujet de son film. Le tableau est dressé, le visionnage du film ne va pas être de tout repos. Dans ce thriller psychologique, on va suivre le parcours de Hunter (ingénieusement interprété par Haley Bennett), jeune femme au foyer enceinte qui vit sous la tutelle de son mari Richie et va commencer à avaler des objets de plus en plus dangereux (bille, punaise, pille…).


Dans un environnement contemporain, grisonnant et aseptisé, Hunter décore la maison dans laquelle elle semble cloisonnée, emprisonnée, et y met des couleurs : elle teinte les vitres notamment. Elle est parfaitement soigné et soigneuse : une coupe 60’s irréprochable qu’elle remet tout le temps en place, un maquillage sans défaut donnant l’impression d’un visage parfois plastifié, organisation et nettoyage de la maison, etc. Elle rappelle le personnage de Julianne Moore dans Safe de Todd Haynes, film qui est d’ailleurs une inspiration majeure pour le réalisateur. Au premier abord, elle apparaît ingénue, enfantine. Puis le point de vue va évoluer…


C’est avant tout dans le rapport objet/corps que le film se construit. La maison de Hunter lui est comme une prison, elle a quasiment le rôle d’un objet, un élément de décor. Après l’annonce de Richie à ses parents de l’heureux évènement : “we are pregnant” (littéralement “nous sommes enceintes”), belle maman offre à Hunter un livre intitulé A Talent for Joy, un guide de la bonne femme souriante qui prend soin de son mari. Cela n’aura pas l’effet prévu puisque c’est dans ces pages que Hunter lira “Chaque jour, essayez de faire quelque chose d’inattendu.” qui lui fera avaler son premier objet (une bille) et qui déclenchera la maladie de Pica. Malheureusement, puisqu’elle est enceinte, son corps sert à son mari Richie pour contenir sa descendance dans le ventre-maison de Hunter : elle est définitivement une femme au corps-objet.


La violence psychologique et systémique de la société dans laquelle est coincée Hunter se transforme en violence physique sur son corps. Telle une éponge émotionnelle, elle subit et absorbe les humeurs gerbantes de son mari pervers narcissique, et de ses beaux-parents qui avec leurs faux grands sourires débectent une haine aveuglante. Même sa propre mère qu’elle a au téléphone une minute la surnomme “poupée”. C’est dans cet univers glaçant que nous plonge puissamment Carlo Mirabella-Davis en réussissant le récit d’émancipation féminine de Hunter avec intelligence.


Swallow (Avaler en français) est un film qui dénonce brillamment l’ingurgitation de la société patriarcale par les femmes, en utilisant la maladie de Pica comme allégorie. Au début, Hunter est entièrement soumise au système dans lequel elle survit : objet de satisfaction sexuelle, porteuse de descendance, enfermée dans la maison, réduite au silence, surveillée et interdite d’agir par elle-même. Au fur et à mesure, elle parvient à reprendre le contrôle sur sa vie, et à se libérer d’un système destructeur non viable. Le film, touchant, viscéral et éprouvant, se regarde avec difficulté, comme miroir de notre société. Cette œuvre profonde se termine par un regard éclairé et respectueux (certainement conscient d’un male gaze) grâce au plan final : un plan moyen fixe assez long à l’intérieur de toilettes publiques pour femmes sur lequel on verra défiler le générique de fin. Hunter y est de passage, mais on y voit également pleins d’autres femmes qui traverse momentanément le cadre : entrant et sortant des toilettes, se regardant dans le miroir, cherchant quelque chose dans leur sac. Par ce geste simple, le réalisateur nous donne à voir toutes ces femmes dont on ne connaît pas l’histoire, provoquant chez nous une vision mystérieuse à la fois captivante et inquiétante : on s’imagine ce qu’elles peuvent vivre.


Critique de Théo Lambros pour Le Crible (@lecrible_) IG

Psukhe
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le 2 mars 2020

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