Un magnifique livre et film « Le silence de la mer » conte l’histoire d’un officier allemand mélomane débarquant dans une famille (une jeune fille et son grand-père) qui résiste par son silence à cet envahisseur amoureux de la France, mais ennemi puisqu’on est en temps de guerre. C’est comme ça que commence l’histoire de « Suite française », quelque chose d’un rejet de l’ennemi est visible à l’écran malgré le calme apparent. Lucile vit dans le village de Bussy encore provisoirement protégé de la guerre. Elle y attend le retour de Gaston, son mari parti au front. Dans une magnifique demeure, Lucile partage ses journées avec sa belle-mère plutôt austère et d’abord présentée comme « sans cœur » tant elle traite ses métayers avec peu d’égard, leur prenant l’argent qu’ils lui doivent avec mépris. Lorsque l’on débarque dans le film, la voix off de Lucile nous explique que nous sommes au moins de juin, une semaine après les premiers bombardements sur Paris. Dans le calme éphémère qui règne encore au village, une menace sourde se fait entendre, bientôt de plus en plus prégnante lorsque, sur leur route, Lucile et sa belle-mère croisent des réfugiés qui se déplacent par centaines, sans foyer où atterrir et soumis aux aléas des bombardements puisque les ennemis qui ont frappés Paris les ont suivi et bombardent désormais Bussy. Le calme ne reviendra plus. C’est la tempête qui commence, celle du cœur, de l’esprit, des certitudes et de la vie de campagne déjà bien rude qui va devenir soumission.

Remettre les pendules à l’heure

A chaque instant le récit ne fait que remettre en question la bonté de chacun, les confronter à leurs ennemis. Être ou n’être pas humain, voilà la question que pose la guerre et le propos est clair : « pour connaître vraiment les gens, faîtes une guerre ». Quand les allemands débarquent à Bussy, la caméra est au cœur de l’église où les paroissiens écoutent la messe leur dire qu’il faut être solidaires en ces temps de division profonde, n’être qu’un (et indivisible). Au sein de l’église cet esprit-là demeure dans la prière, mais il est bientôt ébranlé par un tremblement cadencé : les pas de l’ennemi. Les allemands sont là. Les premières à quitter l’église sont la belle-mère et Lucile qui la suit docilement. Regroupés sur la place, les villageois écoutent les allemands leur dire que les nouvelles valeurs sont désormais le droit au travail ainsi que la famille. Pourtant, ces familles-là vont être bouleversées par l’arrivée, dans les meilleurs foyers, d’un officier qui prendra ses quartiers. Madame Angellier (la belle-mère) est claire, en s’éloignant du rassemblement, là encore la première, elle exprime sa rébellion : « je ne vivrais jamais à l’heure allemande ». C’est donc tout naturellement que l’accueil est très froid quand Bruno Von Falk arrive dans la demeure des deux femmes. Il a l’air plutôt doux, cordial bien qu’un peu brutal. Il remet d’ailleurs les pendules à l’heure, non pas symboliquement, mais véritablement comme pour faire écho à la résistance de Madame Angellier. Lucile est une femme docile, sûre de la méchanceté de sa belle-mère et de la bonté de voisins proches, des fermiers qui vivent avec leurs deux enfants. Le mari, Benoit, est blessé et profondément remonté contre la bourgeoisie comme les allemands. Un sanguin. L’ennemi envahit donc la demeure des deux femmes qui se refusent à tout signe de faiblesse devant lui.

Guerre et amour


Pourtant, très vite, une petite flamme s’allume dans le cœur de Lucile quand elle entend Bruno jouer un morceau au piano qui lui est inconnu. Leur première discussion tourne d’ailleurs autour de la musique. Mais ce qui va pousser Lucille, qui est encore dans le jugement, dans les bras de son ennemi, c’est la découverte de l’infidélité de son mari avant la guerre. Son monde est ébranlé bien plus par cette nouvelle que par la pénurie qui se fait partout sentir. Cette âme pure va peu à peu se confronter à la réalité du monde. La caméra prend le temps d’observer son visage, et les frémissements de sa peau. Ce visage va d’ailleurs peu à peu se durcir, elle prendra des décisions qui la font enfin gouverner sa vie. C’est d’abord dans le rêve qu’elle s’égare. Loin du regard réprobateur de sa belle-mère, elle se laisse aller à son amant bien que leur étreinte soit brisée. Il n’y a aucun mot d’amour échangé entre eux, juste des corps qui s’attirent. Car dans leurs yeux, ils voient bien qu’il y a quelque chose qui les lie profondément, une humanité. Mais Bruno est un soldat, avec du sang sur les mains. S’il nous est montré tantôt comme un exécutant, tantôt comme un chef, c’est pour le rendre duel, jamais ni héroïque, ni complètement salaud. D’ailleurs, dans ce film personne n’est montré ainsi. Avec une exactitude assez bluffante, la reconstitution proposée n’est pas qu’un décor, c’est un théâtre des mœurs, des sentiments, des actes. Des lettres que des voisins envoient aux allemands pour se dénoncer les uns les autres aux petits actes qu’ils font sans en retirer aucune gloire, chacun fait comme il peut avec sa conscience. Le film ne se propose pas comme une démonstration de force, il observe finement la quintessence d’un monde où l’homme est fait pour être guerrier et la femme pour son repos, comme un officier allemand peu scrupuleux le fait remarquer au couple de fermiers, amis de Lucile. Une autre femme dira d’ailleurs « je travaille tout le temps, il ne me reste que l’amour ». La question des idylles entre les soldats allemands et certaines femmes françaises a toujours été très cinématographique. On connaît le sort réservé à la libération aux femmes qui avaient eu des liaisons avec l’ennemi. Pourtant, dans l’esprit de Lucille, il y a tout un tas de questions, elle reconnaît tantôt Bruno comme son semblable et le rejette bientôt violemment.

Classicisme et pudeur

La mise en scène reste très classique, de la musique très « sentimentale » aux mouvements de caméra qui s’approchent au plus près des émotions, mais aussi surprennent les regards volés. Même quand un homme est exécuté pour l’exemple, le traitement choisit par le réalisateur est sobre, il ne part dans aucune effusion. Mais cette pudeur et cette maîtrise vient aussi des acteurs qui n’en font jamais trop. On retrouve avec plaisir Matthias Schoenaerts, ici transformé (loin de « Bullhead ») et d’une maîtrise éclatante car elle cache mille émotions qui se déploient au fur et à mesure du film. Il en est de même pour la belle Michelle Williams qui n’est pas que ça, c’est aussi une âme qui pense, qui vit et qui se questionne. Le reste du casting vaut aussi le détour. Ce qu’on sent dans ce film, c’est la nécessité de tout englober, d’essayer de comprendre l’ennemi autant que ceux qui sont censés être des alliés. Une nécessité d’autant plus prégnante que le film est l’adaptation d’un roman inachevé écrit par Irène Némirovsky, dont on n’a découvert le manuscrit que bien des années après son écriture. Ce qu’Irène n’a pu écrire, c’est notamment le manuscrit qui s’intitule « La paix », qu’elle n’a pas connu puisqu’elle fut déportée en 1942, année de sa mort. C’est sa fille qui l’a publiée des années après, le livre a d’ailleurs été couronné d’un Prix Renaudot. Mais la paix on la sent pourtant dans le cœur de Bruno comme de Lucile quand ils partagent ensemble quelques notes de musique, une « suite française » qui relie leurs esprits à jamais. C’est ça leurs mots d’amour. Un film touchant principalement parce qu’il n’en fait jamais trop, malgré son classicisme. Le seul bémol : que tous parlent anglais au beau milieu de la France, c’est assez incongru. Au final, rien de « neuf », mais une belle fresque romanesque magnifiée par des interprètes pudiques et sensibles.
eloch

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