La séquence est plus que mythique, elle transcende le mythe par sa pureté visuelle, devenant une image absolue, une capsule d'abstraction concrètement sublime : des lèvres, un nez, un travelling en un sublime gros plan, exhibent au spectateur un visage sculpté en noir-et-blanc. Puis, la caméra se déplace en hauteur pour ne montrer qu'un œil. Tout à coup, surgit la couleur, dans un grand fracas visuel, et pas n'importe-quelle couleur, du rouge. Éclatant, éblouissant, mais d'un éblouissement presque morbide, glaçant. Un œil, oui, davantage encore, un regard. Dans celui-ci, se reflète l'abîme du voyeurisme du spectateur, pris en flagrant délit, ramené à son tour à sa condition de sujet observé, fixé. Lentement, l'abîme se creuse. Dans le vide infini, se forme une spirale hypnotique de claustration : le regard se perd dans son abîme.


Il aura fallu le génie graphique de Saul Bass, avant ses futurs autre collaborations hitchcockiennes tel Psychose, et la virtuosité musicale de Bernard Herrmann pour capturer avec une telle simplicité synthétique le cœur du film, l'image même du regard, et sa dissociation en spirale, et ce dès le générique.

Fenêtre sur cour déjà mettait en scène le regard : James Stewart, toujours l'incarnation du spectateur puisque John Doe hollywoodien, errait alors dans les visions des différentes fenêtres-écrans qui se présentaient à lui, jusqu'à en devenir acteur même du film policier observé. Vertigo, ou, tel qu'on l'a traduit, « Sueurs froides », va plus loin encore.


L'observation est la même, avec cette fois-ci non pas un photographe en chaise roulante mais un détective en mouvement, le goût de la distance aussi. John Ferguson ne souffre pas nécessairement de son vertige, il en tire cette distance, il se réfugie même dans une exaltation du regard, perdu dans la spirale. Chargé de suivre Madeleine Elster pour une obscure affaire de possession, « Scottie » la poursuit donc par le regard, et par une série d'écrans : le pare-brise de sa voiture, une fenêtre, et ainsi de suite. Mais, jusque là spectateur donc, Scottie devient progressivement acteur à son insu, jusqu'à la mise en scène du suicide de Madeleine. Dans ce glissement de qualité, d'abord qualité d'observateur, puis de sujet, le regard joue, comme dans Fenêtre sur cour, le rôle d'agent transformateur. Car c'est le regard qui fait passer Scottie du scepticisme à l'attraction, qui inculque donc en lui tout le suc de ce mystère. Il fait alors office de communication, entre le détective reclus (dans sa voiture, dans sa distanciation) et l'extérieur, c'est-à-dire une ville, San Francisco, comme ensemble de lieux, icônisés, fragments mentaux de Madeleine. Lien donc de Scottie à Madeleine, et qui transformera Scottie en acteur même de cette vaste mise en scène à l'intérieure du film.

Cela pourrait déjà faire un grand film de regard mis en scène, ce n'est pas tout. Plus que cela, Vertigo va devenir un film du regard mis en scène justement comme agent de mise en scène. Car, après ce suicide mis en scène avec Scottie acteur dans le rôle du détective impuissant, ce dernier va lui-même devenir metteur en scène en rencontrant Judy, sosie et double vulgaire de Madeleine, qu'il tente de transformer directement en Madeleine. La scène charnière est alors celle de la chambre d'hôtel, dans laquelle le regard devient définitivement action et mise en scène : en habillant Judy en Madeleine, il la déshabille du regard, dans un amour putride, éclairé d'un vert maladif, qui voudrait « recréer une femme, à partir de l'image d'une morte », comme le dit lui-même Hitchcock.


On peut donc apercevoir la division de ce récit cinématographique, qui fait suivre à la transformation en acteur celle en metteur en scène. Ce fractionnement, qui vient presque rajouter au film un autre film, pourrait paraître artificiel, si Hitchcock ne l'avait pas conçu en dialectique. Reviennent alors Bass et Hermann : c'est une scène d'hypnose visuelle encore, représentation du choc vécu par Scottie, qui est le joint entre les deux visions. Dialectique en spirale donc que contemple ces séquences, hypnoses, hallucinations qui renferment en elles-mêmes la perdition du regard dans un univers mental.

Surtout, il s'agit alors d'une remise en question de l'évolution du regard qu'on pouvait attribuer, d'abord avec certitude à Fenêtre sur cour, puis hypothétiquement à Vertigo. Car dans ce vortex dialectique, nul déroulement, au contraire, une stagnation se creuse graduellement et se présente de la sorte. Si Scottie devient metteur en scène, à la fin la mort accidentelle de Judy, seconde mort de Madeleine, le plonge dans une nouvelle impuissance, bien que provoquée par lui cette fois-ci : peu importe ses efforts, Judy reste une image morte, creuse, dont l'âme semble comme avoir été retiré, peu importe ses efforts Madeleine reste décédée. Scottie redevient tragiquement acteur, de la mort de Judy, et reste spectateur de l'assassinat de Madeleine et même de la vie de cette dernière, qui est filée entre ses doigts en une fraction de seconde. Le travelling contrarié, combinaison d'un travelling avant et d'un zoom arrière, n'est alors pas que la technique utilisée pour les célèbres scènes de vertige, mais peut-être le concept théorique du film tout entier, contradiction qui creuse un espace de névrose et d'impuissance continuelles.


Il y a alors dans cette séquence centrale de pivot comme une permanence de la folie du regard, qui caractérise Scottie en voyeur atypique. Se superposent la vision, délire, et le visage de Scottie, le regard effrayé, dans lequel se reflète l'horreur même de sa psychose tout en étant en lui-même la source de cette vision. L’entièreté de la filmographie de Hitchcock (ou plutôt une grande majorité si nous étions plus réalistes) est grande en suspens, puissante surtout dans sa capacité à sonder dans des mystères enfouis matériellement et psychologiquement, ou au contraire exacerbés comme dans le cas des Oiseaux, mais Vertigo a ainsi cette faculté qui le rend définitivement à part, celle de capter avec une telle perfection conceptuelle et concrète la puissance d'un regard porteur et créateur d'abîme passionnel.

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le 29 déc. 2022

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