L'ami Gallu me demandait si l'apparente générosité de ma note envers ce film tout fraichement oscarisé n'était pas en grande partie due à la férocité tenace dont je fais d'ordinaire preuve envers la chose religieuse. L'animal me connait bien. Pourtant, cette possible réserve, déguisée en question, en apparence infiniment recevable, s'avère à l'étude doublement inadaptée. D'abord parce que je ne crains rien de plus qu'une cause à laquelle je suis à priori sensible charcutée par le manque de talent de son auteur (ou le manque de finesse du propos) et ensuite parce que l'enfonçage de portes ouvertes est art qui me repousse aussi violemment qu'une endive mal cuite au milieu d'une béchamel grasse.


Or le petit tour de force de film est de contourner une multitude d'écueils attendus tout en s'attachant à mettre en lumière une série de détails tout à fait passionnants. Quant au débat sur la qualité intrinsèquement cinématographique de l'exercice, c'est un point de débat parfaitement recevable, sur lequel je reviendrai juste un peu plus loin.


Comme un médecin consciencieux, étudions donc le sujet (le patient), son traitement et son environnement avant de définir avec rigueur le diagnostique définitif.


Le traitement


On reproche globalement au film un traitement classique ("oh mon dieu, un film sur des journalistes mettant à jour un scandale gigantesque, mais on a déjà vu ça 1000 fooooiiis !!" se sont exclamés une partie des détracteurs du film, oubliant peut-être que 95% des films qui inondent nos salles chaque année reprennent une trame connue) sans surprise et ou surtout, sans une once d'émotion cinématographique (ou "artifice de fiction"). C'est précisément à mon sens cette absence d'artifice -et d'utilisation des ressorts habituels de scénario- qui renforce tout le propos. Qu'on m'ait montré les représentants de l'église tenter de faire pression, les journalistes submergés par le doute ou une espèce de faux suspens pour savoir si l'article allait pouvoir ou non sortir, et j'étais éjecté séance tenante. Toute tension disparaissait dans la seconde.


Au contraire, l'action focalisée sur le fil des découvertes de l'équipe de Spotlight (branche du Boston Globe spécialisé dans les enquêtes au long cours), centrée autour des quatre membres de l'équipe, donne toute la force au film. Et c'est sans doute dans l'écriture des personnages, sobre, parfaitement rehaussée par le jeu précis des acteurs (je trouve Ruffalo décidément parfait, performance après performance) que tient la justesse du geste cinématographique. Tous les personnages plongent, un par un, dans le tourbillon de la précision générale. De ce nouveau patron déterminé, peu à l'aise dans les rapports sociaux, arrivé dans la ville comme un chien (juif) dans un jeu de quilles (catholiques), aux chefs de secteurs (Keaton et Slattery, parfaits) en passant par les investigateurs, chacun joue sa partition avec une sobriété salutaire.
Réglés comme une mécanique de précision, les éléments artistiques peuvent nous permettre de pleinement plonger dans le cœur du film: son sujet.


Le sujet


Si le film ne nous apprend effectivement rien sur l'évènement qui secoua la planète en 2002, il est d'une richesse inouïe et quasi exhaustive sur toute qui entoure la révélation du scoop.
Autour du phénomène, on se rappelle une nouvelle fois comment une tel sujet a pu, peut et pourra encore se perpétrer sans soulever la réprobation générale (ou donc passent dans ces cas-là les foules avides de vengeance envers les pédophiles, si promptes habituellement aux propositions de solutions lapidaires et définitives ?).
Par le traitement compartimenté des cas de la part de l'église, par la culpabilité des victimes, par le refus du scandale des parents, par sens du devoir de la part des avocats, par volonté de paix sociale de la part des élus et représentants de la ville, et parce qu'il est bien plus facile et rapide de détourner le regard que de contempler la vérité en face. Et surtout, par une volonté générale (à laquelle tous les journalistes sont très justement associés) de ne pas ouvrir une boite de pandore bien trop complexe et hasardeuse, alors même que les enfants de chacun sont des victimes potentielles des individus protégés par ce conservatisme général asphyxiant.


Le cœur du film n'est donc pas une charge brutale contre les fautifs (ou même leur croyance), ce qui constitue bien la qualité principale de Spotlight. Par la bouche d'un psychiatre qui a enquêté sur le sujet des prêtres pédophiles depuis les années 60, on apprend que le célibat forcée des ecclésiastiques, associé à une vie recluse et décalée comme l'est le plus souvent la leur, produit peu ou prou le même genre de déviance, quelque soit l'époque ou le lieu, concernant à peu près 6% de la population concernée. Il ne s'agit donc plus de politique, de religion, de croyances ou même de conviction. C'est ce qui explique aussi que tant d'affaires similaires ont depuis éclaté un peu partout autour du globe, comme le rappelle un peu tragiquement le générique final.
Et c'est précisément sur ce point que le travail du journal est essentiel, bien au delà du "fait divers" restés dans nos mémoires, fruit de la pugnacité du Marty Baron, nouveau patron du journal arrivé pour sauver ce dernier du désintérêt progressif de ses lecteurs. Il contribue à retarder la parution de l'article le plus longtemps possible pour obtenir l'audience qu'elle mérite: la plus large car la plus universelle. Au delà des dérives sexuelles qui doivent être stoppées, le (seul) véritable scandale réside dans la façon dont l'église gère le problème en dissimulant les délits et en laissant les malades au contact de la source de leur maladie. Et les victimes s'accumuler.


Les américains


Reste un dernier point sur lequel j'avais envie de revenir.
Il est coutumier de dire que les américains représentent ce qui peut se faire de pire (souvent) et de mieux (parfois) dans ce bas monde, et ce film l'illustre parfaitement. Au moment ou le cinéma français récompense des tentatives laborieuses et parfois malhonnêtes de représentations sociales biaisées en essayant maladroitement et artificiellement de colmater les immenses brèches qui s'ouvrent un peu plus chaque jour dans le pays, le cinéma américain regarde droit dans les yeux les scandales qui secouent son actualité et se montre capable de livrer une œuvre frontale dont toute afféterie est exclue. Que ce soient l'enquête, sa publication, son écho ou sa représentation cinématographique, on serait fort surpris de vivre en France un dixième de n'importe laquelle des étapes évoquées ici.

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le 3 mars 2016

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guyness

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