Spider n'est pas un bon film parce que la psychose y est traitée finement et avec beaucoup de réalisme, interprétée par un Ralph Finnes éblouissant dont la silhouette reste longtemps dans les esprits, qui mime les symptômes cliniques tels les borborygmes, les accès maniaques (ramassages d'objets, écriture dans une langue inconnue) les hallucinations olfactives...
Où Spider frappe c'est dans sa capacité à exposer la réalité du monde captée par le psychotique. Piégé dans l'écheveau de son inconscient et incapable de ne pas voir dans le monde la projection de son théâtre, Mr Cleg revit continuellement son traumatisme et Cronenberg nous y plonge. Le film se suit comme un polar où l'enquête progresserait avec les ressources de la psychiatrie faute de policiers – surtout parce que le monde qu'on nous donne à saisir est impuissant à nous fournir la matérialité d'un fait objectivable et lui oppose le vertige d'une subjectivité en faillite, que le spectateur a charge de reconstruire, et le but est moins le jugement que l'élucidation. Ainsi aux faits du film policier correspondent les signes. Les méandres d'une errance moins spatiotemporelle que psychique nous livrent alors la psychose d'un Œdipe contrarié qui aboutira au meurtre de la mère. Incapable de surmonter l'Œdipe, impuissant à tolérer la sexualité de sa mère, il fantasme son meurtre par le père et son remplacement par une femme sordide et concupiscente qu'il finit par tuer. Avant que la fin nous livre la réponse, un grand nombre d'indices nous auront préparés et prévenus : les personnages féminins importants du film sont tous incarnés, au moins à un moment, par la même actrice (vertige de la métamorphose, hallucination !) qui joue la mère ; l'histoire de l'araignée que raconte sa mère à Denis, où elle lui explique que l'araignée (Spider est le surnom affectueux qu'elle donne à son fils) abandonne sa progéniture sitôt née ; le bout de verre qu'on reprend à Cleg à l'asile : « We was worried about that one. Take your eye out that would. » ; les toiles qu'il tisse sont autant de liens désirés ; etc. Lorsqu'on découvre avec lui qu'il a tué sa mère, et qu'on voit la scène qui élucide l'enquête, il ne faut pas penser qu'il s'agit là d'un flashback : Cleg reconstruit ses souvenirs, il ne se rappelle pas. Ainsi son carnet dans lequel il griffonne est le récit d'un voyage. Remarquez l'avance qu'il a sur les évènements au début du film. Il récite par avance ce que son « moi » enfant va dire. C'est qu'il s'agit de scènes déjà visitées et revécues par l'adulte auparavant. Il reprend un chemin en cours et, preuve que le film avance, il ne récite plus : ce sont des lieux nouveaux qu'il visite. C'est ainsi que l'on imagine son errance à travers la diversité mélangée d'hypothèses et d'affabulations parmi lesquelles le souvenir prend une part égale. C'est également le sens de ces toiles tendues au plafond de sa chambre de dessiner des trajectoires, lignes brisées et projection de l'enfermement qu'est son histoire, labyrinthique s'il en est. Le thème visuel de la toile est ainsi exploité tout au long du film où, notamment, une vitre brisée et recomposée en figure un bel exemple dont l'un des éclats est retrouvé par Cleg et qu'il vient compléter. Réunion possible du « soi » qui conserve sa brisure. Et c'est alors qu'on est convaincu qu'à la justesse de l'interprétation de Ralph Finnes répond la justesse de la représentation que fait Cronenberg de la psychose. Non pas en nous montrant le psychotique mais en nous livrant son monde. Et la garantie de fonctionnement du film, la preuve de sa réussite est sa capacité à nous atteindre.
Et c'est la mise en scène de Cronenberg qu'il faut alors saluer. Freudien, il montre admirablement que l'inconscient ne connaît pas le temps et Cleg revisite constamment son histoire qu'il habite au présent plus qu'il n'en est habité. C'est ainsi qu'errant à travers le temps et à travers l'espace, mais aussi à travers des hypothèses et des affabulations, on piste une vérité possible, avec Cleg adulte et enfant, en même temps, dédoublé, manière d'exprimer que le traumatisme n'est passé que pour ceux qui l'ont surmonté ; celui qui ne l'a pas franchi s'y confronte actuellement et Clag est autant là dans son enfance qu'adulte. Et on est touché des artifices que met en place l'enfant pour oblitérer son acte. Il s'imagine – et on le croit avec lui – que son père a tué sa mère. La scène où il demande pardon à sa mère devient a posteriori bouleversante. C'est que l'on avait d'abord cru qu'il s'excusait de n'avoir pas eu le courage de maintenir devant son père ses accusations de meurtrier.
Mais ce qui fait vraiment de Spider un chef-d'œuvre, c'est que partout il n'est encore question que de cinéma. Si le cinéma et la psychanalyse fonctionnent si bien ensemble c'est qu'encore ils semblent procéder d'une nature semblable (la scène d'introduction est d'ailleurs un clin d'œil à l'origine du cinéma puisqu'il prend sous le même angle l'arrivée d'un train en gare que les frères Lumière à La Ciotat. Manière d'affirmer la contemporanéité du cinéma et de la psychanalyse dans leurs origines). Et les images de Cronenberg disent autant le réel que le souvenir que l'affabulation ou le fantasme. Je pense à cette phrase dans La jetée : « Rien ne distingue les souvenirs des autres moments: ce n'est que plus tard qu'ils se font reconnaître, à leurs cicatrices. Ce visage qui devait être la seule image du temps de paix à traverser le temps de guerre, il se demanda longtemps s'il l'avait vraiment vu, ou s'il avait créé ce moment de douceur pour étayer le moment de folie qui allait venir. » C'est parce que bien sûr tout est image que tout se filme, le réel comme le fantasme, le documentaire comme la fiction. Le statut des images n'aura cessé d'obséder la critique cinématographique. Ici, et avec Lynch particulièrement, Cronenberg, montre que l'image, comme signe, est propre à dire la décomposition du monde du psychotique, le dire, c'est-à-dire, le faire comprendre. Et si l'écriture maniaque de Cleg est une langue inventée et incompréhensible, elle est tout de même un langage, adressée et participe du dédoublement du personnage à la fois comme écrivain et lecteur, metteur en scène et spectateur de son délire. Et c'est ce désir qui est le film de Cronenberg, ce désir qu'est le cinéma d'élucider une subjectivité, de la projeter et d'en découvrir le langage adéquat. C'est le sens, au générique, de ces Rorschach imaginaires ou réels que composent les photos qui le constituent où s'étalent des plaquettes, des parcelles de murs, des tâches, ces manières de dire que quelle que soit l'image, elle demeure un système de projection et qu'elle nous contient tous, avec nos vérités dont elle accouche. Qu'importe en définitive que Dennis soit schizophrène ou non, qu'importe qu'il soit passé à l'acte où l'ait seulement fantasmé, c'est à chacun que la vérité appartient, nous sommes tous Spider. Et c'est cela le cinéma, montrer la part de fiction inhérente à la subjectivation de la réalité, au besoin jusqu'à la folie, alors cas limite d'un sujet devenu absolu.
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le 30 nov. 2011

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