Soul
7.4
Soul

Long-métrage d'animation de Pete Docter et Kemp Powers (2020)

Musicien de jazz, Joe Gardner vient de remporter le poste de sa vie : pianiste dans le célèbre quartet de Dorothea Williams. Malheureusement pour lui, un faux pas lui coûte la vie et précipite son âme aux portes du Grand Après, le monde accueillant toutes les âmes après la mort du corps. Refusant à tout prix de mourir le jour où sa vie peut enfin commencer à ses yeux, Joe Gardner s’enfuit et arrive alors au Grand Avant, un endroit où les âmes humaines sont conditionnées avant d’aller vivre sur Terre dans un corps humain. Là, il fait la connaissance de 22, une âme misanthrope qui ne veut pas aller vivre dans le monde des humains. Voyant là l’occasion d’obtenir son billet de retour vers la Terre, Joe Gardner décide de tout faire pour la convaincre d’accepter d’y aller.


Quand on s’appelle Pete Docter, on n’a plus rien à prouver. Réalisateur de deux des plus grands films d’animation de ce début de siècle avec Là-haut et Vice-Versa, complétant ce palmarès par le très solide Monstres & Cie, Docter est une des têtes pensantes des studios Pixar et quoi qu’il puisse dire, on l’écoute et on le suit les yeux fermés tant son seul nom est un gage de qualité. C’est dire qu’on attendait Soul comme d’autres attendaient le Messie il y a maintenant plus de 2000 ans… et c’est dire aussi que la première vision du film a quelque chose qui s’apparente plus à une véritable douche froide qu’à l’incarnation d’un dieu sur notre pauvre planète.
Avant toute chose, disons-le clairement : Soul n’est pas un mauvais film. S’il est clair qu’il constitue une énorme déception par rapport à ce qu’on était en droit d’en attendre, le film de Pete Docter reste un beau film d’animation, avant tout sur le plan visuel, mais même en partie sur le plan de la réflexion.


Techniquement parlant, Soul surpasse chacun de ses prédécesseurs, comme c’est désormais le cas dès qu’un film Pixar sort sur nos écrans. Si les designs des personnages sont d’une laideur parfois gênante (les corps ne sont jamais déformés au bon endroit pour obtenir une caricature vraiment harmonieuse), le travail sur les textures est proprement hallucinant. Ainsi, chaque détail de chaque image révèle un soin tout particulier, même si, bien évidemment, on se prend à rêver bien moins souvent devant ce décor urbain trop conventionnel (mais impressionnant de minutie) que devant un monde aussi beau que celui de Là-haut ou de Coco (ce dernier atteignant une perfection de détails qu’aucun autre Pixar n’a sans doute jamais égalée), mais cela contribue au propos du film, visant à nous faire réenchanter notre quotidien (ce que le film n'arrive qu'à moitié).
Un peu paresseuse (peu de variétés dans les décors), la représentation du Grand Avant nous livre toutefois son lot de trouvailles visuelles, qui rendent d’ailleurs le premier tiers du film excellent. En effet, la découverte du Grand Avant nous fait renouer avec ce que Pixar a toujours fait le mieux et ce qui lui a garanti jusqu’à présent sa suprématie totale sur les autres studios d’animation. Cette représentation concrète d’une réalité abstraite sous une forme institutionnalisée est proprement hilarante. Même si Monstres & Cie ou Vice-Versa exploitaient bien mieux leur univers, celui de Soul n’a pas à rougir. On y retrouve la même malice que ses prédécesseurs dans cette vision bureaucratique du monde des âmes, et chaque nouvelle découverte de ce monde nous donne toujours envie d’en voir et d'en savoir plus.


Malheureusement, passé le premier tiers du film, les scénaristes opèrent un choix malencontreux qui précipitent Soul dans les limbes de la banalité. A l’occasion du retournement qui (r)envoie les deux personnages principaux sur Terre, Soul emprunte une direction déjà vue, sans parvenir à lui conférer une réelle originalité (même si les scénaristes essayent). On a déjà vu ailleurs ce genre d’outil narratif et bien mieux exploité, ce qui donne la désagréable sensation de voir une machinerie extrêmement complexe tourner à vide.
Surtout, la grande erreur du scénario est de ne pas assez se concentrer sur une double intrigue comme le faisait Vice-Versa. Ainsi, quand on revient sur Terre, c’est pour quitter presque définitivement le monde des âmes qui ne sera donc jamais parfaitement exploré. Dès lors, pourquoi nous en avoir montré autant si c’est pour en utiliser si peu ? Il est vrai que, dans le dernier tiers du film, le Grand Avant retrouve une utilité scénaristique plus importante, mais c’est trop tard. Il ne sert plus que de décor, et ne constitue plus guère un réel outil narratif. Il aurait sans doute été plus judicieux de faire avancer deux intrigues parallèles dans chacun des deux mondes, afin de mieux valoriser chacun d’entre eux, et de maintenir une réelle dynamique sur l’ensemble du film.
Puisqu’on en est aux reproches sur le scénario, notons tout de suite que les toutes dernières minutes du film relève du scandale plus que de la maladresse pure. La dernière pirouette scénaristique pour laquelle opte le film vient en effet détruire toute une partie de son propos, fuyant une dernière fois (ce que Soul aura fait pendant toute sa durée) la confrontation avec une vraie réflexion sur la mort, ce qui aurait pourtant dû être un des sujets principaux du film. Là où Lee Unkrich nous en avait proposé une vision formidablement décapante dans un des chefs-d’œuvre ultime des studios à la lampe, Coco, la mort n’est ici qu’une vague toile de fond, jamais exploitée par un scénario auquel il ne manque pas grand-chose, hormis de l’audace.


Et pourtant, on aurait voulu adhérer au message véhiculé par le film, on aurait voulu mettre en avant l’intelligence et la pertinence d’une double-lecture philosophique bien pensée et importante. Ici, Pete Docter effleure souvent du doigt ce qu’il essaye de nous dire, tout en restant dans une désespérante (mais confortable) superficialité, lui épargnant l’effort de nous dire ce qu’il y avait vraiment à dire. Ainsi, tout ce qu’on arrivera à tirer de Soul, à l’issue d’un visionnage plus laborieux qu’on ne l’aurait souhaité, c’est quelque chose du genre de « Profite à fond de chaque petit plaisir de la vie », ou bien « Ne te laisse pas dévorer par tes obsessions ou par tes passions, vis. »
Sur le fond, on ne peut qu’approuver. De tels messages sont un peu courts, mais fondamentaux, et on est toujours content qu’une œuvre de fiction essaye de les remettre au goût du jour. Mais après la radicalité d’un Là-haut, d’un Vice-Versa ou d’un Coco, le nouveau film de Pete Docter fait figure de bon dernier de la classe. Où est passé le sens du sacrifice ? Où est passé l’acceptation du deuil et de la douleur pour nous aider à grandir ? Où est passé le dépassement de soi, le vrai, celui qui commence par le renoncement ?
Avec Soul, on dirait que Pixar a repris les morales de tous ses films précédents en les édulcorant de leur substance profonde, c’est-à-dire en évacuant (presque) toute forme de douleur et de sacrifice. Dès lors, leur message – pas idiot à l’origine – ne ressemble plus qu’à quelques vagues poncifs qui n’ont rien de plus que n’importe quel film de n’importe quel autre studio…
A ce titre, on ne peut pas ne pas mentionner un des plus gros massacres du scénario : le monde des âmes errantes, soumise à une obsession devenue addiction. Même si on a déjà vu ce genre de monde oublié dans Vice-Versa ou Coco, l’idée est excellente, mais quand on nous montre que pour sauver ces âmes errantes, il suffit à une bande de hippies de jouer du djembé et de tracer un cercle dans le sol, on n’essaye même plus de réprimer la méchante crise de fou rire nerveux qui nous guettait. Est-ce vraiment bien du Pixar qu’on est en train de regarder ???
D'ailleurs, quand on voit la facilité avec laquelle ces hippies cosmiques débarrassent une âme errante de son addiction, on se demande pourquoi ils ne le font pas avec toutes les âmes errantes. Et puis, quand on voit comment la plus petite des âmes errantes réussit à faire couler si facilement le navire des hippies spirituels, on se demande comment ils ont pu tenir aussi longtemps dans leur mission... Cohérence, quand tu nous tiens !


Dans l’ensemble, reconnaissons-le, quelques scènes surnagent au-dessus de cet océan de banalités, comme celle du barbier, remarquable dans son écriture, où Joe découvre qu’on peut être heureux même quand on a suivi une autre voie que celle dictée par sa passion, ou encore celles s’attaquant frontalement au sujet de la transmission : Joe qui raconte comment est née sa vocation sous les yeux émerveillés de ses élèves, jusqu’alors indifférents à tout, ou bien l’entrevue avec la petite Connie, persuadée qu’elle doit arrêter le trombone, alors même qu’il constitue sa plus grande passion dans la vie (magnifique scène torchée en quelques répliques bien trop laconiques).
Notons au passage que les scènes dans le Grand Avant témoignent d’un étonnant déterminisme (les Michel qui choisissent au hasard qui seront les âmes blasées, les âmes enthousiastes, comme si ces traits de caractères préexistaient à notre contact avec le monde et la société), apparemment en totale contradiction avec le message global du film, qui, justement, affirme avec force notre capacité à modifier notre vie pour mieux la faire correspondre à ce qu’on veut qu’elle soit.


Soul a toutefois un dernier atout dans sa manche pour ne pas sombrer, des limbes de la banalité, dans les abîmes de la médiocrité : son univers musical. Celui-ci aurait certes pu être mis encore plus en avant, et l'on sera très légitimement déçu de la partition de Trent Reznor et Atticus Ross dès lors qu'on quitte les terrains du jazz. Leur musique pour évoquer l'univers spirituel de l'au-delà est bien transparente, et nous fait abondamment regretter les grandes heures de Giacchino.
Toutefois, l'évocation du jazz renforce, elle, la cohérence narrative du film quand bien même elle n'arrive pas à lui donner une réelle dynamique. Le jazz vu comme passion n'a rien de bien original, mais il donne corps au personnage de Joe (qui serait d'ailleurs totalement vide sans cela) et soutient le message d'un film qui rend un bel hommage à cet apport culturel majeur de la communauté afro-américaine.
Mais surtout, le scénario effectue un joli parallèle lorsque 22 comprend que la vie est comme le jazz, et qu'on doit y laisser une part aussi importante à l'improvisation. Ainsi, à la suite des personnages, on se prend à vouloir "jazzer la vie" afin d'en profiter au maximum.


Virtuose sur la forme, maladroit sur le fond, Soul rejoint alors les Cars au rang des films les plus anecdotiques du studio. Bénéficiant d’un des sujets les plus forts que Pixar ait jamais eu à traiter, Soul ne réussit dans ses meilleurs moments qu’à l’effleurer du doigt, sans jamais en extraire la substance profonde. Comme si, en voulant mettre Aristote, Kant, Nietzsche et Kierkegaard (des références d'ailleurs assez discutables à l’exception du premier) à la portée de tous, Pete Docter décidait d’en contourner tous les obstacles au lieu de nous aider à les franchir. Et ce faisant, il introduit pour la première fois dans une œuvre Pixar un ingrédient qui avait jusque-là été presque toujours absent des productions du studio à la lampe : l’ennui.
Il faut dire que Soul ne s’adresse nullement aux enfants, et ne s’en cache même plus : Pete Docter assume tout-à-fait de réaliser un film à destination des adultes, et tout le film nous le montre dans sa structure narrative, refusant à tout prix l’action au profit des dialogues et de scènes intimes. Or, le génie de Pixar avait toujours été jusqu’ici de mêler l’intime et le grandiose, en montrant comment l’aventure extérieure entraînait chez ses personnages une aventure intérieure plus grande encore. Priver le film d’une réelle aventure extérieure, c’est donc le priver de la moitié de son génie et surtout, déséquilibrer toute la machine narrative made in Pixar.


Bénéficiant d’une forte identité visuelle et d’un monde à soi, Soul échappe donc à toute caractérisation Pixar sur le fond, hormis lors de quelques fulgurances bien passagères, détruisant dans l’œuf toute tentative d’émotion.
Que reste-t-il alors ? Une suprématie technologique indéniable, un humour terriblement efficace quand il veut bien se manifester, la confirmation que parler de l'âme sans jamais s'aventurer sur le terrain religieux est une démarche qui ne peut aboutir, la découverte d’un excellent potentiel qui nous laisse régulièrement entrevoir le chef-d’œuvre que Soul aurait pu être et l’application concrète de la règle n°20 des 22 règles d’or de Pixar pour le spectateur :
« Entraînez-vous : analysez la structure d'un film que vous n'aimez pas. Comment la changeriez-vous pour en faire quelque-chose de bien ? »
Si Pete Docter est à l’écoute, on a un tas d’idées à lui suggérer.

Tonto
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le 26 déc. 2020

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