Ce film que j'avais vu avec mon pater et en plein air siouplait, quand j'étais minot m'avait impressionné avec sa vision si morbide du futur. Du coup plutôt que de le critiquer j'ai écrit une nouvelle qui s'en inspire. Attention à la double chute !
Vos retours, commentaires ou critiques seront appréciés !


Chapitre 1

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Rendez-vous au moulin

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La matinée de travail avait été éprouvante. Louis Tinsdorf rentrait dans son grand « deux pièces », privilège de Commander, quand il vit le feuillet placardé sur sa porte où étaient inscrits ces quatre mots.

Rendez-vous au MOULIN !

Du papier ! Seules les personnes de son rang recevaient ce message sur du papier. Bien sur il savait ce que cela signifiait. Il le toucha. Cela devait faire trente ans qu’il n’en avait pas eu dans les mains. C’était un vestige, une chose presque vivante qui le rattachait au passé, un lien ténu qui remontait à sa toute petite enfance, à la chair même de la Terre. L’âge des arbres…
Intersphère ! L’Homme avait accès à toutes les informations de ce monde malade, en perdition, exsangue, en clignant des yeux, en se concentrant. La seule force d’une pensée pulsée par une technologie qui confinait à la magie suffisait pour se noyer, se perdre dans des méandres virtuels insondables. Malgré cette facilité de communication on lui envoyait du papier, un dérisoire bout de papier pour souligner l’importance de son rendez-vous, le matérialiser, lui donner une réalité, un corps et donc du poids, un rappel d’inéluctabilité. Cela aurait du être une fête mais il n’arrivait pas à se réjouir. Fatigué par son travail du matin il prit des gouttes pour les yeux. Depuis qu’il avait passé cinquante ans, ils le gênaient, ils fatiguaient plus vite et surtout il avait moins envie de s’intersphérer. Ensuite il enleva son « Lugnon ». C’était un vieux modèle d’écran, une simple bille de verre comme une petite boule de cristal qui se fixait par un système d’aimant implanté sous l’arête du nez et relié directement à son implant cervical. Quand il était en place toute l’Intersphère se déployait devant les yeux du porteur mais il gardait la possibilité de voir l’arrière plan. Bien sur il fallait un peu d’habitude et de vigilance. Il y a dix ans c’était une révolution. Dépassé ! Les jeunes, c’est-à-dire tout le monde, possédaient, depuis leur naissance, l’implant sous-cortical PHI avec projection directe sur la rétine. Intersphérés en permanence ils semblaient des zombies hagards mais heureux déambulant en mêlant vie réelle et vie virtuelle au fond de leurs yeux larmoyants. Sans son « Lugnon » il pouvait laisser plus librement vagabonder ses pensées. Il se souvint alors des mots du secrétaire du chirurgien d’implants rétiniens. Un homme dans la vingtaine au visage informe couvert d’un maquillage rouge zébré d’éclairs bleus très en vogue et portant un uniforme verdasse sur un corps disgracieux car trop long et squelettique.
- Ce n’est plus pour vous Monsieur Tinsdorf. Nous n’installons pas de nouveaux modèles aux personnes de plus de cinquante ans. Ce serait trop dangereux. Retirer votre implant cervical pourrait être létal !
Le visage de Louis s’était raidi, comme figé et il s’était éclipsé sans un au revoir à ce jeune blanc-bec qui ne mettait pas assez de formes pour parler à un Commander puis il s’était consolé à la pensée que le rendez-vous au moulin de cet homoncule serait pour bientôt et sans gaspiller du papier. Louis Tinsdorf avait aujourd’hui cinquante et un ans mais vu son grade il ne pensait pas recevoir son rendez-vous si tôt. Mal à l’aise, il contracta sa mâchoire et son visage déjà peu amène se durcit un peu plus. Ses traits non maquillés étaient fins sans rides mais froids. Ils contrastaient avec des yeux rêveurs comme absents. Cet air détaché voire lointain adoucissait un visage qui proposait néanmoins le charisme naturel d’un chef. Il parlait et se souciait peu des opinions préférant forger ses idées par l’examen minutieux et approfondi des choses et des hommes. Froidement il raisonnait, froidement il décidait. Des questions sans réponse se mirent à rebondir dans sa tête accentuant son malaise et faisant monter une boule d’angoisse derrière son sternum. Le temps ? « Sic mundus creatus est », « Ainsi le Monde a été créé » ? Pourquoi ? Louis Tinsdorf s’approcha de la fenêtre quasi hermétique et essaya de distinguer entre deux gigantesques Tours un peu de ciel bleu. L’atmosphère à treize heures était sombre, lourde et chargée de pollution. Habituelle… Non, pas de ciel bleu même pas un misérable morceau, juste des miasmes putrides. Imaginer la beauté azurée de la voute céleste c’est tout ce qu’il pouvait faire sur cette pauvre petite chose qu'on appelait planète. Une pensée triste et inaccoutumée s’insinua en lui : l’Homme est un virus gangrené jusqu'au trognon par sa pléonexie mais il est capable de s’adapter, de changer son comportement pour survivre, aller plus loin et donner la chance aux meilleurs de ses membres de continuer cette quête insensée de néant. Qui sont les meilleurs ? Qui doit vivre ? Qui doit mourir ? Le temps ? Les mots vides de sens, les questions sans réponse s’entrechoquaient de plus belle dans sa caboche. C'est une certitude le support Terre se porterait mieux sans homo "fucking" sapiens et surtout les animaux...libérés du maître des chaines alimentaires ils pourraient jouir simplement de leurs sensations animales dépourvu de cette intelligence, de cette conscience ontologique qui fait le bonheur et le malheur de l'homme. Il restait deux heures à Louis avant de reprendre le travail il décida de se plonger dans ses poésies en musique. Voici ce qu'il écrivit ce jour là en écoutant du Dub apaisant :

Les hommes dansent dans les déjections et les poubelles

La puissante musique résonne, c'est le bruit des machines

Les usines avancent à marche forcée emportant les esclaves qui hurlent

Prisonniers et libres, hagards dans un système qui n’a plus de sens

Pour se sentir vivre, échapper aux souffrances il courent dans des tuyaux

Rampent dans la misère ou l'or pur puis blasé de toutes les choses qui les ferrent

Ils tendent leurs bouches vers le ciel et tentent de croquer des morceaux de Soleil

Les yeux gorgés d'un éclat éblouissant et ruisselant de larmes amères

La fatigue apaisante jamais ne vient dans ce tourbillon insensé

Alors dans cet élan de puissance incontrôlé

Cette course vers le progrès de Dieu image de l'homme

Où pas après pas ils précipitent une chute vers des abîmes de néant

Ils fracassent de leurs doigts crochus les pierres du monde

Ils tailladent la Terre de leurs pieds de plombs en forme de charrues

Ils arrachent tirant comme de beaux diables les arbres splendides

Ils boivent tous les océans pour les vomir vers les étoiles

Mangent, mangent et mangent sans faim pour grossir, tout plaisir oublié

La saveur n'existe pas coûte que coûte il faut se remplir

"Ce que j'aime doit mourir, ce que j'aime doit mourir !"

Les animaux gagnés par cette danse infernale sautent dans la bouche macabre

Ils sont broyés sans ménagement tripes et ossements engloutis rapidement

Pas même digérés ils sont chiés irrémédiablement

Et la danse reprend les pieds noircis de la bouillie du démon

Pour jouer ils lancent leurs doigts vers le ciel, balayent les nuages

Aspirent les éclairs et le vent pour les recracher en un souffle violent

Le rire explose alors, le rire énorme de l'ogre éclate comme un volcan...

Tout est balayé, plus de vie, les montagnes arasées, alors s'installe...

Une triste platitude grisâtre et silencieuse où le regard s'ennuie.

Enfin rompus mais assoiffés ils s'enfoncent en creusant toujours plus profond

Pour boire un liquide sombre et nauséabond qui leur redonne une énergie du démon.

Des trous ainsi formés s'élèvent les noirs geysers issus du ventre du Monde

L'homme boit encore et se repait du liquide collant qui gicle en une ultime éjaculation

Jusqu'à salir le blanc des nuages, le bleu du ciel, la lumière du Soleil.

C'est la nuit totale, la solution définitive...

"Ce que j'aime doit mourir, ce que j'aime doit mourir !"

Malade de cette triste orgie, un peu nauséeux et se trouvant seul

L'homme crache un petit bout de bois, seul reste de son repas

Son bout est rouge, gratté sur un ongle le feu jaillit,

La place est nette, il fallait juste une allumette !

Il ne savait pas pourquoi mais écrire lui faisait du bien, lui ouvrait d'autres horizons, lui permettait de fuir, de s'évader. Gardien de fer dans une société de bagnards il n'en était pas moins pétri de contradictions. Une lampe bleutée s'alluma au dessus de sa porte d'entrée assortie d'un jingle de quatre notes. Il fallait retourner au travail. Tant mieux s'investir à fond lui permettrait de ne pas penser mais aussi parce qu’il le devait. Laissant son appartement au cent quarante sixième étage, il se dirigea à petits pas vers l’ascenseur qui le conduirait au deux cent trentième d’une Tour qui en comptait trois cents. Cela faisait maintenant six mois qu’il ne l’avait pas quittée. Heureusement, grâce à son accréditation élevée, son poste de haut rang, il avait le droit chaque semaine à sept repas avec de vrais légumes et de la vraie viande mais plus de poisson depuis deux ans. A cela s’ajoutait cinq heures de piscine d’eau de mer et six de « virtual sport training» en salle et puis la Cinémmersphère était vraiment très au point depuis trois ans. Elle englobait les cinq sens et permettait les mouvements du corps. Louis s’était pris d’affection pour le héros « Indiana Jones » et il adorait se glisser dans sa peau pour vivre des aventures antiques. Les temps anciens le fascinaient. Malgré cela il succombait, comme tout le monde, très souvent, à la pornographie. Tellement réelle, tellement vraie ! On pouvait même vivre de vraies passions amoureuses. Ils appelaient cela « Cinamoursphère ». S’il parvenait à l’extase du corps, en revanche la mystification des sentiments ne l’atteignait pas et il sentait depuis quelques mois un vide, un manque étrange qui ne l’avait jamais touché auparavant. Un homme de son rang ne pouvait lier de contact.
Dans l’ascenseur il croqua une pastille apaisante « Psylune », lissa ses pensées rapidement puis il connecta ses subordonnés pour le rapport hebdomadaire et terminer le travail entamé le matin. Son étage supervisait l’alimentation de tout le Nord-Est de cette ville tentaculaire soit près de seize millions d’habitants et il fallait être réactif, rapide. Depuis qu’il avait pris son poste il avait eu à gérer plusieurs pénuries. Heureusement avec l’avènement du programme « Rendez-vous au Moulin » cela allait un peu mieux. Avant d’arriver à son bureau il constata qu’il avait un peu de mal à respirer. Un peu plus essoufflé qu’à l’habitude et légèrement agacé il posa ses fesses sur un coin de « Tabliosphère » diaphane et brillante puis lança un appel vers le service d’épuration.
D’abord ce cliquetis puis l’attente sur un message répétitif :
- Service d’épuration, Mack pour l’homme, Tour quatre mille cinquante cinq… Service d’épuration, Mack pour l’homme, Tour quatre mille cinquan…
Et puis la voix !
- Oui M. Tinsdorf, pardon Commander Tinsdorf ?

Avec brutalité mais très calmement Louis dit :
- Il se passe quoi là ? Encore en train de ne rien foutre, de te branler sur ton fauteuil directorial au lieu de régler les problèmes. On respire mal Tour quatre mille !
- Désolé Commander les équipes « Airvie » sont en train de changer les filtres mais certains épurateurs sont foutus. Vous allez passer à soixante pour cent pendant deux jours. Les travaux sont plus compli…
- Tu crois vraiment que je vais gober tes salades, tu te fous de ma gueule, soixante pour cent ! Tu sais ce que tu vas bouffer si c’est pas réglé demain ? Tu vas bouffer ta merde parce que tu n’auras rien de mon service. Ne joue pas à ce jeu avec moi, je n’ai aucune patience ! Tu sais que j’ai déjà affamé une tour pour moins que ça. Ce sera donc cadences infernales, réparations effectuées en vingt-quatre heures et bien sur dérivation en oxy immédiate aux étages essentiels de ma Tour.
- Tout de suite…Je fonce…Je fais tout c’que j’peux Commander. Vous savez le respect que j’ai pour vous et votre travail… Donnez-moi trente six heures !
- Mack tu es à mon service. Je commande, tu obéis. Je suis pas là pour marchander. Un jour, plus la dérivation ! Prends l’air où tu veux, asphyxie qui tu veux, je m’en fous ! Sans ça début de la famine pour la Tour quatre mille cinquante cinq.
Louis ferma l’accès. L’avertissement était donné sans s’énerver, avec une hargne calculée et un certain calme précédent l'orage possible. Il savait qu’il avait ce pouvoir, celui de dicter à cet abruti ce qu’il avait à faire et s’il devait faire crever la Tour de cet enfoiré et bien pas de problème. Il serait même certainement félicité. Pensez-donc quinze mille personnes en moins : une aubaine ! Ensuite nettoyage et réhabilitation par de nouvelles équipes certainement plus performantes car affûtées par le sort de leur prédécesseur. Positif ! Mack lui rappelait cet avorton de la Tour huit cent treize qui avait voulu tenter un bras de fer, lui poser un ultimatum. Côme, il s’appelait Côme et il n’avait pas compris le système des accréditations. Louis était « double zéro ». Il avait un pouvoir décisionnel de vie ou de mort immédiat, sans référer à quiconque, sans perdre de temps. Magnanime il pouvait affamer quelques jours, quelques mois…autant d’économies, ou intransigeant mettre à mort des milliers de gens par « cadenassage » et inversion du réseau « Airvie » du bâtiment. Louis avait agi immédiatement pour que ce taré de Côme n’ait pas le temps de vider les lieux. C'était une nécéssité et ce Côme ne devait pas échapper à son courroux ! Une fois la procédure engagée impossible de faire marche arrière. Bien sur il avait du réfléchir tout en croquant une pastille « Psyrage », juste quelques minutes pour décider de la vie ou de la mort. En tant que nouveau chef alimentaire du Nord il devait faire un exemple. Treize mille unités balayées en trois heures ! L’Edikt numéro cinq Klans lui avait même envoyé un connect de félicitations « voix à voix ». Impensable !
Perdu dans ses pensées et les infos courantes de l’Intersphère qui défilaient devant ses yeux il fut interpellé par l’écran quatre mètres sur trois du mur Sud de son bureau qui flamboyait en rouge lançant ainsi l’appel de l’approvisionnement quotidien. Machinalement il cligna trois fois des yeux pour couper l'écran de son lugnon puis il se courba sur sa « Tabliosphère » bleuâtre. Epaulé en direct par une vingtaine de ses subordonnés il poursuivit sa journée de travail. Cinq heures et deux pilules de « Psynergie » plus tard les problèmes étaient résolus pour au moins quatre jours. Treize millions d’habitants mangeraient à peu près à leur faim et trois millions se trouveraient en pénurie légère. Demain il faudrait s'occuper de la répartition et de la distribution via les tubes.

Chaque habitant avait droit à une pate alimentaire en tubes de 500 grammes agrémentée d'une sorte de pain galette plate de 500g plus quelques pilules "Psy" suivant le stock du moment...énergisantes, apaisantes, planantes, vitaminées, somnifères, vivifiantes, tonifiantes, abrutissantes, inhibantes, désinhibantes, excitantes, dopantes, fortifiantes...car aucune société n'est viable sans une certaine quantité de drogues mineurs...et bien sur trois litres d'eau potable par jour si les usines de désalinisation d'eau de mer tournaient au bon régime.

Mentalement Louis fit avancer un fauteuil lévitant équipé de son mini bar, encore un privilège, s’installa confortablement en suçotant une « Psyneige », la seule qui pouvait calmer ses maux de tête et peut être cette nouvelle angoisse installée depuis la missive de midi, pencha la tête en arrière et soupira longuement. Il avait besoin de boire. Malgré son accréditation élevée, quatre litres d’eau potable par jour, un litre d'alcool fort au goût de chiottes et un litre de sirop par semaine s’avéraient parfois un peu justes. Soudainement le bureau au demeurant mal éclairé plongea dans la pénombre et l’écran « mur Sud » s’illumina à nouveau en rouge. Connect à haute accréditation ! Un jingle musical joyeux assortis d’images magnifiques de la Terre d’avant se fit entendre. L’Edikt numéro trois Vinzer apparu auréolé et magnifié de lumière. Rare les Commanders l’ayant déjà vu. Pour Louis étonné c’était la seconde fois en dix ans. On disait qu’il était centenaire. Son visage n’avait pas bougé. Sec, noueux, parsemé de fines rides que l’on devinait sous un fond de teint rose criard, lèvres minces comme tracées au couteau sous un nez aquilin et racé. De cheveux point mais deux tatouages de chaque côté de la tête représentaient, l’un le symbole noir du pouvoir en place...poing de puissance entouré d'éclairs...l’autre un serpent vert dont la langue caressait le coin d’un œil et la queue titillait la pomme d’Adam après de nombreux méandres sur le crâne, la joue et le cou. Mais surtout les trois diodes luminescentes de pouvoir incrustées dans le front qui changeaient de couleur sans cesse. Louis ne savait pas vraiment quel était la fonction de ces diodes...Armes ? Communication ? Esthétique ? Il replongea dans ce visage sévère qui tentait d’être aimable et auquel s’ajoutait un regard perçant froid et profond, un regard sans âge qui imposait une hiérarchie sans faille. Un souvenir vint se former à l'esprit de Louis, à l’époque où il avait assisté à cette formation sur le nouveau programme « Rendez-vous au moulin ».C’était là où il avait vu numéro trois, le fameux Edikt Vinzer. Celui-ci avait déclamé d’une voix de stentor le poème du Moulin dont Louis en tant que double zéro se souvenait parfaitement :


RENDEZ-VOUS AU MOULIN

Sous le ciel triste et privé de son bleu
Sur une colline morne et sombre
Où de fiers animaux vivaient heureux
Où les arbres anciens donnaient leur ombre

Il déploie ses ailes en un cri d’espoir
Souriant largement dans le grand vent
Faisant tourner sa meule matin et soir
Qui donnera à l’homme le bon pain blanc

Le grain de blé jaune c’est toi et c’est nous

Je donnais, tu donnes, iel donne, vous donnez

Force et travail, force et vie pour nous tous
Sous le Soleil noirci tu te déploies
Sous la pluie acide tu te renforces

Tu pousses tel une plante magique

Pluie de vie souriant aux étoiles
Enfin vers le moulin tu t’en iras.

D’une voix mécanique et cassante l’Edikt sortit Louis de sa rêverie.
- Commander Tinsdorf, quelle joie de vous voir ! J’ai tenu à vous connecter directement pour célébrer votre « Rendez-vous au moulin » et mettre en place avec vous, au vu de vos états de services élogieux une cérémonie particulière et fastueuse. Vous êtes très efficace, un des meilleurs, si, si, nous devons vous féliciter mais plus encore nous devons vous montrer aux autres, montrer la valeur de votre travail, votre valeur nom de Dieu de merde, montrer comment nous récompensons nos meilleurs membres !
- C’est trop d’honneur maître Edikt, mais pourquoi me rappeler si tôt, je peux encore être utile longtemps, je connais…
Un ton sec, aride fusa avec une violence maitrisée et une douleur intense, intolérable irradia de l’implant dans la tête de Louis.
- Je ne vous ai pas encore autorisé à prendre la parole Commander, vous la méritez, c’est sur mais attendez mon invitation. Vous connaissez les règles, mieux vous les transpirez ! Donc ce soir vingt heures, étage trois cents pour vous congratuler, vous porter aux nues devant tous et enfin vous conduire au moulin. Parlez maintenant !
L’avertissement était sans appel. Il était impossible de questionner, de dévier, de chercher une issue. Après les errances du passé, ce que l'on enseignait aux commandeurs comme la démocratie monstrueuse il était impensable et surtout impossible de défier une quelconque hiérarchie. De toutes façons grâce aux implants et à toutes sortes d'avancées technologiques coercitives le chatiment immédiat était inévitable. D’un ton très calme malgré sa bouche sèche Louis balbutia une phrase de remerciements. L’écran s’éteignit alors et la pièce de travail retrouva sa faible clarté.

Etau : 1 Instrument servant à serrer l’objet que l’on veut travailler grâce à deux mâchoires. 2 (figuré) Etre pris, bloqué.

Louis retira son « Lugnon » et la définition disparut. Il était un grain de blé, une parcelle infime d’un tout prêt à rejoindre le moulin au premier appel. Il lui restait un peu plus de deux heures avant la cérémonie, sa cérémonie ! De retour à son appartement il s’assoupit un moment puis se prépara calmement. L’uniforme pourpre de Commander lui allait à merveille et il opta pour une simplicité maximale sans fourragère ni épaulette ni barrette presque une insulte à tout le moins un reniement. Se massant les tempes il constata qu’une petite douleur au cerveau, un mal de tête lancinant sortait à nouveau de son implant lui rappelant qu’il devait se mettre en route, qu’il était un peu en retard.

Tenailles : 1 Outil de métal, formé de deux pièces croisées et articulées, terminées par des mâchoires. 2 (figuré) Ce qui contraint, ce qui enserre.

L’ascenseur avala les étages tel une bête vorace. Quand la porte électrique coulissa avec un bruit feutré Louis eut un haut le cœur mais décida de se maitriser. D’un pas altier et droit il entra dans une vaste salle circulaire où se trouvait une cinquantaine de personnes plus ou moins importantes, influentes. Il était le plus âgé. Des tables étaient disposées en demi-cercle. De la vraie nourriture, du vrai vin seraient servis à tous. Derrière les baies vitrées qui occupaient la moitié Ouest de la pièce on distinguait, là bas si loin entre des fumerolles passagères, des volutes de fumées nocives, un petit pan de ciel bleu. Il le fixa intensément. La soirée passa comme un rêve, il remplit, conscient de son devoir son rôle jusqu’au bout, parlant à l’un, souriant à l’autre, expliquant son travail, le don de sa vie pour la réussite de l’Ediktat, pour la survie des hommes encore et malgré leurs erreurs passées. Il put aussi constater qu'il était certainement le plus agé des participants. L'Edikt Vinzer ne se montra pas.
A minuit, les invités formèrent la double file rituelle, un couloir humain conduisant à la porte du Moulin. Il marcha la tête haute, le visage extatique. Tous le félicitaient, tous voulaient le toucher, tous voulaient communier avec lui.

Les mots défilaient, la porte se ferma. Contrairement aux autres personnes présentes...Ironie des privilèges d'un commandeur...Il savait ce qui l'attendait, ce qu’il avait à faire. Un lit, une injection, le sommeil. Il était un grain de blé. Il allait devenir farine. Les pauvres humains prendraient sa chair et la consommeraient. Le programme « Rendez-vous au moulin » était une réussite pour certains, un sursis supplémentaire pour d’autres. Toutefois il permettait une grande flexibilité, un regain d’espoir pour la race humaine. Contrôler la population en fixant des limites d’âge selon l’accréditation, selon l’utilité au système et bien sur augmenter les ressources alimentaires, une des matières même du travail de Louis. Une antique citation lui revint à l’esprit « Les cimetières sont pleins de gens irremplaçables ». Pas de tombes dans l’Ediktat et donc pas de cimetières puisque même après sa mort il continuerait d’être utile. Alors il marcha vers la table et s’allongea. Installé confortablement, comme hypnotisé il saisit la seringue posée sur la tablette attenante. Sans hésitation il enfonça l'aiguille dans son bras et ferma les yeux... Il sentit à peine la morsure du serpent. Puis, lentement il enfonça le piston à venin. Partir pour un voyage. Monter vers les cieux. Il les savait vides mais il croyait au ciel, au bleu immense, au cosmos brasillant, il était bien. Soudain, il renversa la tête en arrière, son corps se tendit brusquement, s’arc bouta et son cerveau explosa.

Après ce rituel, cette immolation sans flamme, ce pseudo sommeil, deux robots anthropomorphes entrèrent dans la pièce morbide au carrefour de la clinique et de la boucherie. Ils déshabillèrent et installèrent Louis dans un tube translucide très large. Il fut sanglé méthodiquement et deux perfusions furent posées. Toujours inerte on déplaça le corps dans de longs couloirs.
La poitrine se soulevait très lentement, imperceptiblement, montrant ainsi la marque indéniable de la vie. Un filet d’air faible et fragile s’échappait des lèvres entrouvertes. Le Commander n’était pas mort. Il ouvrit les yeux et prit conscience de sa situation. La salle dans laquelle il se trouvait devait mesurer une cinquantaine de mètres de long sur une vingtaine de large. Le plafond très haut et la blancheur spectrale du lieu accentuaient l’impression de vide qui le prit à la gorge et lui serra la poitrine encore plus. A une extrémité de la pièce rectangulaire une large porte à double battants et de l’autre côté huit grandes bouches vides et noires qui pénétraient les murs. Partout dans la salle des lits d’hôpitaux ou s’avachissaient des patients très différents dans des containers de verre. Là-bas, tout au fond Louis distingua plutôt qu’il ne vit s'engouffrer, s'enfourner dans un des tubes un container ou sarcophage de verre semblable au sien et empli de ce qui lui sembla être un corps difforme. Il voyait mal, tout tournait et son corps le faisait souffrir. Pourquoi ce cercueil de verre si grand et pourquoi était-il attaché ? Après un moment sa vision se rétablit et mille détails horribles lui sautèrent aux yeux. Il était dans l’antichambre d’un abattoir. Les perfusions provoquaient une hypertrophie sauvage du corps et permettaient d’augmenter son volume. D’un côté de la salle les nouveaux dont il faisait partie et tout au fond, là-bas, ultime destination, les plus anciens. Au fur à mesure les huit files de lits avançaient, grâce à un système au sol de tapis roulants, vers les trous béants, les bouches voraces de l'hydre, qui allaient les gober, les digérer. Les morts ne suffisaient plus, le programme s’était développé. Le don de soi se transformait en calvaire. Son corps, au vu de l’espace de son cercueil de verre allait tripler, quadrupler peut être. Une aubaine, une quantité de nourriture bien plus intéressante pour les vivants. Bientôt lui aussi serait avalé par les tubes. Il voyait les êtres qui avaient été des hommes se tordre de douleur, grimacer et geindre. Louis Tinsdorf n’était plus rien ! Sous l’effet des médicaments il sentait les réactions chimiques au tréfonds de son être, une torture indicible. Toutefois, malgré cette souffrance physique innommable c’est plus l’horreur et le désespoir de sa situation qui, dans son sarcophage insonorisé, le firent hurler sans fin.

SombreLune
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le 16 août 2022

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