A la saison des dérapages contrôlés et de l'apesanteur poseuse, alors même que les cinéastes de tous bords dressent l'inventaire de leurs tics respectifs, le confirmé Bong Joon-Ho ferme l'inégale marche de ses compatriotes expatriés, et parvient plus encore que Park Chan-Wook et son Stoker, bijou de mise en scène à l'écriture informe, à conserver voire à transcender son originalité. En adaptant Le Transperceneige, le cinéaste Coréen mise à raison sur le jusqu'au-boutisme du baroque, sur l'imprévisibilité de son art, dominé par une absence de linéarité et de paresse. En mettant à mal le désir déraisonnable d'une sobriété chiante comme la pluie qui semble dominer un automne tiède, Bong Joon-Ho dévalise avec un enthousiasme communicatif le petit magasin du bon goût pour un résultat réjouissant au possible.
Le long-métrage, étalé sur deux heures et émaillé de quelques ruptures de rythme (profitez-en, ce sera à peu près la seule réserve exprimée vis-à-vis du film dans cette critique), s'appuie sans faillir sur le principe de l'allégorie politique et historique à mesure qu'un groupe de révolutionnaires, contraints à la précarité absolue dans le dernier bastion d'une humanité sommairement contenue dans un train sillonnant une Terre dévastée, tente d'escalader la plus pure définition de la pyramide sociale: troisième, seconde, puis première classe. Dans les mains d'un autre, la lourdeur métaphorique d'un tel postulat aurait difficilement supporté l'adjonction d'un symbolisme historique marqué; mais sans jamais se refuser cette coquetterie, Bong Joon-Ho mène sa barque avec suffisamment d'habileté et d'honnêteté intellectuelle pour dissoudre dans sa mise en scène son fragile message. Et le miracle se produit: parce qu'il ne prend jamais la main du spectateur, jouant d'un nihilisme tellement gratuit qu'il en devient essentiel au déroulement de son intrigue et d'un humour si noir qu'il confine au mindfuck total (le caméo d'Alison Pill est à ce titre absolument extraordinaire), Le Transperceneige se déploie en une infinité d'embranchements possibles, faisant de chaque porte passée non pas la certitude d'une fuite en avant, mais au contraire la promesse de l'inattendu. Et chemin faisant, Bong Joon-Ho renvoie le spectateur à son état le plus enfantin, le transformant en explorateur de cinéma, avide des possibilités de l'avenir autant qu'ancré dans l'instant présent. Un des derniers rebondissements du film, révélant les rouages de la machinerie, renvoyant à une enfance entreposée sous le plancher d'un décor de carton pâte, en devient alors autant une image sidérante de mélancolie qu'une preuve de volonté méta-cinématographique.
Le bonheur de voir un tel univers prendre vie est proportionnel à l'émerveillement tragique que Bong Joon-Ho travaille au corps tout au long de son film. De toute évidence fédérateur, à en juger par l'investissement plus que convenable de son casting, le cinéaste accouche d'un petit chef d'oeuvre en roue libre, détonnant littéralement dans le paysage actuel, insoumis autant à la grammaire cinématographique qu'à la syntaxe littéraire. Dans ses plus beaux retranchements, lorsqu'il ne cède pas totalement à la littéralité et à la facilité, Le Transperceneige semble nous en dire plus long sur le pire de nous-même que certaines productions contemporaines frelatés (on ne parlera pas par exemple du honteux rachat de conscience que peut-être un film comme Django, dans la même veine uchronique), et s'il réussit si bien à s'ancrer dans un équilibre indiscutable, c'est aussi et surtout parce que son message ne vole jamais la vedette à sa mise en scène spectaculaire, qui souffre tout au plus d'un manque de moyens visible sur certains plans extérieurs (on parle d'un film à 39 millions de dollars, soit entre deux et trois fois moins que le dernier Astérix, sortez les mouchoirs) mais dont la lumière magistrale et la gestion ultra-réfléchie des couleurs et des ambiances démontrent le caractère dantesque. De quoi se perdre en qualificatifs: Le Transperceneige est un objet de science-fiction fascinant, accessible, puissant et protéiforme, qui déjoue les codes avec agilité et intelligence, renvoyant le spectateur à ses plus belles révélations filmiques - la preuve que même au cinéma, et par le plus grand froid, l'été indien n'est jamais totalement lointain.