Je n'ai pas lu le livre de James Baldwin, mais pour connaître un peu ce qu'il écrit, j'ose espérer qu'il est plus complet et nuancé que le film. James Baldwin est un de ces écrivains militants qui ont passé leur vie à dénoncer et décrypter le racisme, notamment institutionnel, envers les afro-américains. Ce film est en plein dedans. La dénonciation calomnieuse, la justice expéditive, l'incarcération de masse, le manque d'égard institutionnel donc envers les noirs en général (aux USA), tout est évoqué. Autour d'une idylle. Mais Si Beale Street Pouvait Parler n'est pas un film militant, c'est avant tout un film d'esthète, dont les choix de narration et de mise en scène m'ont laissé pantois. Beaucoup d'aspect du sujet ne sont alors qu'effleurés.
Une grande place est faite à la lumière. A tel point que Barry Jenkins aurait dû faire de la peinture. A vouloir nous laisser apprécier la minutie de son travail de composition (et de son chef opérateur James Laxton), on perd en intensité et en immersion. Si on est sensible à ce travail, il est possible de voir une perle rare dans ce film tant l'éclairage est expressif. Malheureusement, cela déborde largement sur la narration. Lorsqu'un élément d'histoire important est donné, il se retrouve dilué dans une longueur contemplative, et dans un jeu d'acteurs dont on a étiré les réactions et s'en retrouvent peu convaincants. Ces derniers sont totalement soumis au cadre, contraints, étriqués dans des gestes que l'on sent millimétrés, répétés et répétés. Jamais une once de spontanéité ne peut plus émaner de ces pauvres modèles photographiques. Ils ne sont plus des personnages ni mêmes des acteurs, ils sont des supports à composition d'image. Alors un sourire amoureux souligné par une lumière léchée et tellement expressive devient un sourire niais et insistant tant on a compris l'intention. Et puis on peut se demander pourquoi tant d'effort et de temps sont consacrés à filmer les regards amoureux et les ébats ô combien proprets dans un seul film qui a pourtant tellement d'autres choses à dire. A vouloir aimer ses personnages et les esthétiser, ils en deviennent trop parfaits, sans nuances. Notre jeune femme centrale est bien plus charmante que bonne actrice, et c'est cela qui est filmé. Ses jolis yeux, son sourire, son ventre, son air enamouré, mais on ne lui construit pas de personnalité. Elle produit toujours l'émotion attendue, l'émotion qu'il faut tant elle est parfaitement humaine. Quant à lui, c'est pareil : modèle de bienveillance, d'humilité, en bonne victime il sort les larmes quand il faut, dès qu'il a un mot de travers, il s'excuse, s'il a de la colère, elle n'est que justifiée et rationnelle.
Donc voilà, si la lumière est à un niveau de maîtrise maximum, c'est au détriment du jeu des acteurs. Et du reste aussi. Chez Barry Jenkins quand deux familles soit huit personnes sont réunies et s'engueulent jusqu'à en venir aux mains, c'est lancinant, personne ne se coupe la parole, on fait des pauses de dix secondes entre chaque phrase, entre chaque interlocuteur. C'est un choix théâtral louable, mais ça ne vit pas. Quand quelqu'un a une annonce à faire, Barry Jenkins s'intéresse à comment elle s'assoit ou se lève, il nous montre comment on sort les verres, comment ils sont servis alors qu'on sait déjà quelle sera l'annonce.
A trop se focaliser sur l'image, arrivent les soucis au montage. Le réalisateur a manifestement été incapable de sacrifices esthétiques pour le bien de son récit et le film s'avère incompétent à mener un spectateur. Chaque pic émotionnel est annoncé bien trop longuement, parfois plusieurs fois ; un malaise dans un dialogue est souligné par trois allers-retours d'un champ/contre-champ, puis juste après le pic il y aura trois couches de réactions d'un acteur qui essaie d'allonger des expressions qui dans la vie ne prennent qu'une seconde. Il se met presque à grimacer alors que le réalisateur garde les yeux rivés sur les mouvements de l'ombre sur son nez. Ce n'est pas une histoire de vitesse, c'est une histoire de rythme. Jenkins nous embarque dans quelque chose de lancinant, très bien, mais c'est pour répéter plusieurs fois la même chose. En un seul plan magnifique, ce policier est déjà un dégueulasse; mais Jenkins va appuyer dessus, lui faire faire des mimiques de raciste haineux et finalement boursoufler son personnage en à peine deux minutes en rajoutant des couches et des couches de son, de regards et de temps à ce que sa lumière et son maquillage avaient déjà dit en deux secondes. On est loin de la plaisante lenteur d'un bon film contemplatif car les différents modes narratifs ne se complètent pas, ils se cumulent jusqu'à hypertrophier chaque motif émotionnel.
L'un des choix les plus assassins, c'est de choisir de ne pas raconter les choses dans l'ordre. En jouant au flash-back, plusieurs chapitres entiers deviennent des digressions. Quand Jenkins relate un événement, il ne nous intéressent déjà plus au stade de compréhension où on en est; et c'est souvent pour verser dans la pure poésie, parfois niaise (cf. « je mime un frigo invisible parce que je suis un adorable pauvre résigné »). Notre attention stagne et finit par s'évaporer dans de gros soupirs affligés.
Le résultat finalement, c'est qu'en deux heures, le film ne raconte pas grand-chose. Le sujet est sacrifié. L'incarcération est évoquée, le racisme de la police est peint avec un pot de peinture et une enclume en une séquence, le thème du viol est tagué à la bombe bien-pensante, la justice... elle n'est même pas là. Antispoil : On prépare pendant deux heures un procès qu'on ne verra pas. On aura vu deux jeunes se regarder amoureusement, ça oui, soulignés surlignés auréolés, mais pour le contenu, il faudra se contenter de notre imagination. Cette lumière et ces jeux de regards pour filmer des juges, des jurés, accusés et plaignants, ç'aurait pu être formidable. C'est très dommage. Les deux pères étaient sympa, aussi ils auraient une histoire intéressante à raconter. A peine effleurée aussi.
Un récit déconstruit pour notre ennui, un montage auto-complaisant, un sujet inabouti, à peine développé. Parfait au niveau de l'image.
Pequignon
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le 31 janv. 2019

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Pequignon

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