Titre choc pour film choc : en 1989, Soderbergh fait une entrée fracassante dans l’industrie cinématographique en raflant la Palme d’Or face à un Spike Lee mécontent. Et ce, malgré ses 26 ans, son budget modeste et un scénario écrit en 8 jours. Flamboyant début de carrière pour le réal ; véritable consécration pour le cinéma indépendant.


Bel objet de curiosité que ce premier long, au-delà de cette insolente success-story et de ses dehors sulfureux. Rarement un titre aussi tape-à-l’œil aura été si excellemment bien choisi... et en même temps si trompeur. Sex, Lies and Videotape est un film qui traite précisément de sexualité, de duperies et de caméra ; un film où les trois notions s’opposent, se recoupent, mais travaillent conjointement à distancer les personnages les uns des autres. Et pour cause : l'intérêt du métrage ne réside pas tant dans le sexe, les mensonges et les vidéos, que dans l'intimité, l'honnêteté, et le hors-champ.



Moteurs... Action !



Sexe… ou absence de relation sexuelle entre John Mullaney et sa femme Ann, qui maintiennent un partenariat conjugal d’apparence et d’habitude, où le désir n’a pas sa place. Le sexe, John va le chercher ailleurs, dans des rapports adultères avec Cynthia (la sœur de son épouse) tandis que Ann ne trouve la jouissance nulle part ; elle s’efface derrière son rôle de femme au foyer traditionnelle, et s’oublie là. Absence de rapports sexuels également dans le cas de Graham (ami d’enfance de John), impuissant depuis des années et contraint de vivre sa sexualité par l’intermédiaire d'un caméscope, en enfermant l’expérience des autres dans des vidéos dont il jouit en solitaire.
Dans tous les cas, la sexualité est ainsi dissociée de la promiscuité, physique ou émotionnelle ; pas de passion entre John et Ann, pas de sentiments entre John et Cynthia. Et pas de promiscuité du tout pour Graham, en tant que celui-ci se terre dans un refuge onaniste où il ne laisse entrer personne d'autre que lui-même.


Mensonges… Graham l’assène : "Les menteurs sont la deuxième pire espèce sur la planète, après les avocats". John, bien sûr, est avocat de profession ; il pratique le mensonge comme il pratique le sexe (souvent), il ment à sa femme, ses clients, et se complaît dans une hypocrisie goguenarde devant Graham, dont il réprouve le mode de vie bohème. Cynthia n’est pas en reste puisqu’elle se vautre dans la duperie vis-à-vis de son aînée, et trouve dans ses ébats avec John un exutoire à son orgueil, une sorte de vengeance clandestine contre "la belle, la populaire, Ann Bishop Mullaney". Quant à celle-ci, elle a tout de la "femme gelée" : en dissimulant à son mari les monomanies chroniques qu’elle confie à son psy, Ann se ment surtout à elle-même sur son épanouissement personnel. Tout comme Graham, qui se noie dans le désaveu en menant une vie résolument ascétique. Prétextant une fuite des faux-semblants, il se réfugie sous un masque d’auto-suffisance, se place en spectateur des relations humaines et nie son désir d’y prendre part : sa recherche d'honnêteté cache d'ailleurs un passé de menteur pathologique.
En cela, Graham sert malgré lui d'élément perturbateur. Son arrivée à Bâton-Rouge vient perturber l'écosystème bourgeois où évoluent John, Ann et Cynthia ; sa seule présence suffit à fissurer l'aquarium où barbotte tout ce joli microcosme. Le récit s’attache dès lors à défaire le tissu de mensonges du quatuor et déconstruire leurs relations superficielles, bâties sur du faux, pour en nouer ou préserver d’autres plus précieuses, sentimentales (Graham et Ann) ou familiales (Ann et Cynthia).


Vidéos... Ce film a saisi une vérité tout à fait fondamentale : il a capturé la poésie de l’hors-champ. Je trouve qu'on sous-estime assez la beauté du phénomène ; ce charme subtil du mystère, cet attrait délicieux que peut avoir la sobriété quand elle est maîtrisée. Quelle fascinante contradiction ! Au cinéma le travail de l'implicite apparait comme un luxe ultime, parce qu'il va au-delà de ce que la caméra nous permet de scruter à l'écran. Voilà bien toute l'ironie du 7ème art ; l'une de ses grâces suprêmes se trouve dans le non-dit, le non-filmé. Soderbergh met ici en lumière ce brillant paradoxe, en habile monteur qu'il est : on le voit justement dans les vidéos que réalise Graham, envisagées comme un lieu voyeuriste, alors que le déploiement final de sa relation avec Ann ne se fera qu'en coulisse, une fois la caméra baissée. Et c'est sublime pour un réal d'avoir cette pudeur-là, l'humilité d'éteindre sa caméra, semblable à celle du conteur qui doit savoir quand se taire, quand laisser parler le silence ; le doigté de décider quoi montrer et quoi ne pas montrer.



...Ou Vérité ?



Le titre full-frontal "Sex, Lies et Videotape" apparait dès lors comme une clé de lecture, mais ne suffit pas à révéler les intentions de Soderbergh. Plutôt que d'exhiber les personnages, il s’agit en fait de les désinhiber, les dépouiller de leurs artifices, scruter leurs interactions à l’aide d’une caméra tantôt curieuse, tantôt pudique, mais toujours juste. Ça n'est donc pas tant un film sur le mensonge que sur la vérité des êtres, un métrage faisant émerger l'honnêteté dans les rapports humains. De sexe, il n'y a pas ou si peu ; c'est davantage l'intimité qui est mise à l'honneur, et de fait la romance entre Graham et Ann se développe avec une surprenante chasteté, en s'adonnant à la maïeutique plutôt qu'en multipliant les étreintes. Quant aux vidéos, ce qu'elles montrent importe moins que ce qu'elles nous cachent : en capturant des confessions de femmes dans ses cassettes, Graham cherche à enfouir son vécu à lui sous leurs expériences à elles, il interroge les autres mais ne livre rien sur lui-même, s'auto-flagelle pour ses erreurs passées en faisant écran entre lui et le monde derrière une vitre teintée. Et c'est là que se situe le mensonge charnière du film, bien plus que dans la tromperie de John et Cynthia : dans le déni de Graham qui finit par découvrir la vérité sur son ex Catherine ; il doit admettre que sa quête de rédemption par l'abstinence n'est qu'un songe-creux après que Ann retourne la caméra sur lui et renverse les rapports de force.


Bien sûr, il y a dans ces cassettes une mise en abyme, visant à dénoncer l'aspect relativement scoptophile du cinéma. Soderbergh l'évoquait en interview : "La vidéo est un moyen de se distancer des gens et des événements. Pour Graham, c'était un aspect de moi même poussé à l'extrême. Il a besoin de la distance pour se sentir libre de réagir sans que personne ne regarde." Ainsi donc, ça n'est pas anodin que l'écran soit utilisé comme l'espace du dialogue et du charnel, mais que le moment d'intimité final entre Graham et Ann soit placé en dehors du cadre ; ce faisant, Soderbergh leur offre un angle mort pour échapper au voyeurisme du spectateur.


En cela se dégage tout le talent précoce du cinéaste : sa mise en scène rentabilise aussi bien le champ que le hors-champ, et n'a de cesse de ménager ses effets pour illustrer le character development. À noter que ce minimalisme n'empêche pas qu'on reconnaisse la patte du monsieur, bien au contraire, puisqu'il introduit ici le goût du taboo qui marquera toute sa filmographie. De même, ses futurs tics de réalisation se retrouvent dès les premiers plans (montage audio/visu décalé, close-ups entre les moments de parole, etc.) et sont mis à profit pour magnifier la performance des acteurs. On ne s'étonne donc pas que James Spader ait reçu un prix d'interprétation à Cannes. Habité par sa presta de héros marginal, il rend Graham crédible dans toute sa complexité : la psychologie du perso apparait d'autant plus riche qu'elle abonde en détails synecdotiques (depuis sa théorie des clefs jusqu'au leitmotiv du thé glacé) et correspond parfaitement à l'allure de Spader (coiffure, accoutrement, dégaine). Preuve que le rôle est à la fois bien écrit, bien casté et bien dirigé.


Qu’on ne s’y trompe pas : Soderbergh déploie une surprenante maîtrise pour un réalisateur débutant. Il signe ici une œuvre aboutie et mature, un trésor de délicatesse qui, à l'image de son titre, s'avère infiniment plus subtil qu'il n'y parait. En 1h40, tous les écueils du drame bourgeois ou du conte de mœurs sont évités pour proposer un vrai moment de cinoche. Là où moults réals auraient privilégié l'angle du marivaudage licencieux, Soderbergh réinvente l'effeuillage en exploitant les limites du cadre. D'abord il pose sa caméra comme un vêtement sur ses 4 personnages pour les scruter avec tous leurs déguisements et leurs mensonges. Puis il fait tomber les masques, baisse son objectif, et donne aux persos la place d'exister au-delà de l'écran pour y trouver l'intimité ; ou comment maximiser l'utilité de la caméra en lui attribuant une fonction scénique. Bien plus qu’une énième Palme d’Or, donc. Une véritable gourmandise cinématographique. Un chef d’œuvre d'élégance et de douceur. Le secret d’un film qui sait balancer entre audace et retenue, lumière et écran noir.

Marraine
9
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le 26 oct. 2019

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