Les fanfaronnades à la suite de l’obtention de la Palme d’Or pour The Square en 2017 avaient laissé un sentiment étrange : celui de voir un réalisateur malin un peu trop fier de son hold up, pour une œuvre certes riche en coups d’éclat, mais dont le souvenir finirait par rapidement s’estomper.
Cinq ans plus tard, Ruben Östlund présente sur la Croisette son nouvel opus, et a parfaitement appris la leçon : on prend les mêmes, et on recommence. La séquence d’ouverture décline dans le monde de la mode ce qu’il avait fustigé dans celui de l’art contemporain, et le récit poursuit son auscultation de la vanité des riches par un conflit autour d’une addition dans un restaurant. L’occasion, a-t-on appris lors des interviews du metteur en scène, de régler des comptes avec son épouse en mettant en scène une dispute qu’ils ont réellement vécu à Cannes, et qui nous éclaire un peu sur la galanterie du bonhomme.


Ruben Östlund a du talent : il sait diriger ses comédiens, découpe ses scènes avec pertinence et exploite une plume abrasive pour croquer les dérives du monde contemporain. Il ne manque pas d’idées, et son sens de la comédie parvient à combiner le malaise d’une situation qui s’étire, l’incongruité absurde de la caricature et la revanche cathartique du grotesque. L’inconscience des nantis (la femme exigeant de la domestique qu’elle se baigne dans le jacuzzi), l’obscénité de l’opulence (la livraison du Nutella) ou l’appât du gain (le coaching de l’équipage pour essorer les millionnaires) occasionne une série de pastilles assez inventives, et le morceau de bravoure consistant à opposer, en pleine tempête, un capitaliste russe et un capitaine américain marxiste (Woody Harrelson en très grande forme) confère un temps au film les atours les plus acerbes du conte philosophique décadent.


Mais Ruben Östlund sait qu’il a du talent, et n’a plus aucun garde-fou depuis qu’on le lui a un peu trop dit. En voulant sans cesse impressionner son spectateur, il s’embourbe dans l’épate comme le ferait un collégien agitateur un jour d’exposé. Son mordant consiste donc à nous offrir un remake trash de la Grande Bouffe pour un déluge de vomi et de matière fécale, avant d’orienter l’intrigue dans une atrocement poussive relecture de L’Ile des esclaves de Marivaux. Rien n’arrête le demiurge, à qui personne, vraisemblablement, n’a osé dire à quel point le rythme est bancal, les leçons assenées au forceps et tout le dernier tiers absolument inutile. On finit par demander qui subit, entre ses cibles en carton (caricatures facile, du marchand d’arme à l’influenceur en passant par le marchand de fumier), ses personnages chair à canon d’un survival social et le spectateur essoré à qu’on va encore farcir de 45 min de comédie dénuée d’humour.
Car Östlund, qui se pense sans doute un grand pourfendeur du genre humain, n’épargne personne : le petit peuple, lorsqu’il en aura l’occasion, dévoilera les mêmes travers que ses anciens oppresseurs : ce qui compte, c’est l’apparent vitriol du jeu de massacre.


On a souvent pointé le paradoxe embarrassant de Cannes, où les festivaliers endimanchés s’émeuvent devant des films sociaux avant de retourner à leur buffet à champagne. Sans filtre en révèle un autre : cette dénonciation acharnée et soi-disant iconoclaste de l’opulence est l’œuvre d’un petit poseur à qui l’on n’a rien refusé, et qui jouit ici sans entraves de son autosatisfaction puérile. On aurait pu imaginer que les astres s’aligneraient pour le propulser vers l’âge de raison, mais le monde dans lequel il évolue semble au contraire ravi de ses élucubrations. En le faisant rentrer dans le très select club des doubles palmés, on encourage le malin petit canard à garder son cap.

Sergent_Pepper
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le 28 sept. 2022

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