Dix ans après sa sortie - mieux vaut tard que jamais! - je découvre "Rubber" de Quentin Dupieux.
Enthousiasme éberlué pour cet OVNI cinématographique!
Premier contact : un paysage désertique ; d'improbables chaises bizarrement disposées dans ce décor ; un grand échalas d'homme en costard et souliers vernis, qui attend D(up)ieu(x) sait quoi. Tout à coup, une voiture surgit et se livre à un gymkhana ayant pour but de renverser et briser les chaises. Le ton est donné : on sombre dans l'absurde.
Un "nonsense" qui est annoncé et légitimé aussitôt après par un flic blondasse et filasse qui nous fait l'éloge du "no reason", selon lui au fondement des plus grands chefs-d'oeuvre. Vrai ou faux, peu importe : la raison du plus novateur n'est-elle pas la meilleure? On pressent que ce cinéma-là va nous parler ... de cinéma!
En effet. Le spectateur est invité à regarder, comme en un miroir où il se réfléchit lui-même, d'autres spectateurs qui pourraient être lui ( qui ne se reconnaît pas dans l'un d'eux? Moi, je vous le dis tout de suite, je suis la "chieuse" qui ne supporte pas qu'on fasse des commentaires! ), eux-mêmes conviés à une séance spéciale, en totale immersion, les yeux chaussés de jumelles ( mieux que la 3D! ) et qui sont les témoins désorientés ( rappelez-vous, on a cassé leurs fauteuils et on les a sortis de leur zone de confort qu'est la salle obscure! ) du scénario totalement farfelu et déroutant qui s'improvise follement devant eux.
De l'autre côté de rien, un pneu. Ou plutôt le spectacle de la renaissance d'un pneu abandonné là, en plein désert, et de ses péripéties sanglantes de serial killer. Le tour de force du réalisateur, c'est d'avoir, en à peine quelques images, fait de ce pneu un personnage à part entière. Comment? En l'effleurant avec sa caméra comme on le ferait de la peau d'une femme, en l'approchant, le contournant dans des plans savants, en le bichonnant comme un nouveau-né, il lui donne vie et nous amène à éprouver des sentiments pour lui. Attendrissement, compassion, colère, dégoût... toute la panoplie des émotions que peut distiller un film y passe. Et c'est inouï.
Mais Dupieux ne s'arrête pas là. Entre spectateur et "acteur", aucun écran. C'est-à-dire aucun cloisonnement matériel pour protéger l'un de l'autre. L'interaction est donc possible entre les spectateurs et les concepteurs du film, qui se jouent d'eux et les manipulent à mort, et entre le public et le "héros". Qui ont l'un et l'autre la capacité de faire intrusion dans leurs réalités respectives. Un peu comme dans "La rose pourpre du Caire", sauf que chez Woody Allen, c'était le fantasme de la rencontre sentimentale avec la movie star qui était mis en scène, alors que là, la rencontre n'a rien de voulu ni de rêvé. Elle est juste mortelle! Ben oui, un film peut être mortel... dans tous les sens du terme!
Délirant, donc? Oui. Et jubilatoire.
Absurde? Pas tant que ça, finalement. En apparence seulement, me semble-t-il.
Car au fond, ce pneu n'est-il pas une métaphore de l'objet-film? Cet objet qui naît de presque rien parfois ( mais jamais ex nihilo ), auquel on donne forme, consistance et vie, pour l'offrir au public, et qui dès lors lui appartient? Ce film qui, bien longtemps après que les spectateurs, les acteurs, le réalisateur... ont disparu, poursuit son existence et devient immortel? Ce film qui peut renaître de ses cendres, s'offrir une nouvelle jeunesse et faire des émules? C'est bien ce que nous raconte Dupieux. La scène finale en ce sens est grandiose : des dizaines de pneus se dressant et s'inscrivant dans le sillage du pneu pionnier transmuté en on-ne-vous-dira-pas-quoi, c'est juste hallucinant et magique!
Et c'est ce souffle de la magie du cinéma et de ses infinies possibilités qui traverse 'Rubber", véritable cri d'amour au 7ème Art, et nous "décoiffe" par son originalité et son audace.
Je vous le dis : Quentin Dupieux est définitivement "barré" mais quelle créativité! Quel génie!