L’adaptation d’un roman est par essence périlleuse ; quand il s’agit d’un roman comme celui de McEwan, Expiation, elle relève de la gageure : l’auteur, qui peut passer plusieurs pages sur la margelle d’une fontaine, jusqu’à déréaliser l’action par excès de détails, et qui s’attaque qui plus est à la question de la vocation littéraire chez une enfant, accomplit ici une œuvre qui ne devrait pas trouver son équivalent hors des pages de son livre.


Le défi est donc de taille pour Joe Wright, qui, fort du succès de son Orgueil et préjugés avec une partie de la même équipe, replonge dans un univers au lyrisme puissant, entre amours contrariées, ravages de la guerre et fuite du temps.


Le point nodal du récit, une scène vue par une enfant donnant lieu à un malentendu, donnera donc lieu à un traitement par l’effet Rashomon : observée en position de voyeur depuis une fenêtre, la scène est revue par la suite depuis le point de vue des protagonistes. Il en sera de même pour leur fusion charnelle : d’abord présenté comme un tableau figé et presque aussi effrayant qu’une crucifixion lorsque l’enfant la découvre, elle sera a posteriori amenée par un langage visuel radicalement opposé lorsqu’il s’agira de la présenter selon les deux individus concernés, multipliant les gros plan, la moiteur et un montage d’une grande fluidité sensuelle.


Briony, l’enfant en question, a décidé dès l’entame du récit de devenir écrivain. Le son de sa machine à écrire irrigue une bande son qui fait de ce frappement très distinct une rythmique obsédante et à la rapidité croissante, témoin d’un emballement de son imaginaire mêlé à des émotions qu’elle ne parvient pas encore à formuler. Cette question de l’écriture est évidemment centrale. Wright tente de restituer par ses moyens propres le style si profus de McEwan, parfois jusqu’à la préciosité, notamment dans quelques jeux de lumières et de miroirs un peu surfaits. Mais il ne met jamais de côté le regard crucial de l’enfant, qui s’initie dans une nuit décisive à la fiction par la mystification, au risque de détruire ce que le réel promettait pour les impétrants adultes autour d’elle.


Le récit qui suivra, saturé d’ellipses violentes, trouve un équilibre tout à fait pertinent dans l’attention déséquilibrée qu’il propose, et qui se met toujours en adéquation avec la perception de ceux qui vivent l’instant. Le parcours punitif d’un réprouvé, le chemin de croix de celle qui culpabilise ou le torrent de regrets de celle passée à côté de son destin composent des scènes justes, où la parole est souvent démise de sa capacité à formuler, ou en tout cas à construire, ou résoudre. La beauté un peu trop chatoyante de l’aristocratie hors-sol cède le pas aux lumières plus crues de la guerre, sans se départir d’un formalisme assumé, notamment lors d’un mémorable plan-séquence sur la retraite de Dunkerque qui pose, en moins de dix minutes, ce que Nolan a vainement cherché à rendre visible dans son laborieux exercice de style.


(Spoils)


Briony ne renonce pas à l’écriture. L’Expiation passe par son renoncement à une université de prestige, comme pour rejoindre le sort de ceux qu’elle a condamnés, et dont elle finit, de force, par croiser la route. Cette scène d’une importance capitale pour le récit étonne dans un premier temps, et semble remettre en question la délicatesse qu’on pouvait prêter à l’ensemble jusqu’alors. Des répliques trop écrites, un jeu un peu forcé, un contraste trop marqué par rapport au mutisme douloureux qui précédait. Et pour cause : on apprendra, lors d’un revirement final, que cette rencontre à trois, qui prouve les retrouvailles des amoureux et la réparation de la faute, n’existe que dans le roman partiellement autobiographique qu’écrira la diffamante au soir de sa vie. Une nouvelle variation sur l’effet Rashomon, qui substitue à cette catharsis souhaitée l’opacité de deux morts tout aussi romanesques, mais autrement plus douloureuse pour celle qui voulait maîtriser le cours des destins. La fiction naissante, le mensonge, aura détruit deux vies, tandis que le vrai coupable fait fortune sur le commerce de la guerre. La fiction, en guise de requiem, réparera ce qui ne peut plus l’être : en imaginant la modeste et possible destinée de ceux qui méritaient de la vivre. Une nouvelle preuve, dans la douleur, des mérites de la fiction qui, par le mensonge, répare un peu ce que le réel a d’insupportable.


(7.5/10)

Sergent_Pepper
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le 17 mai 2021

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