Le récit initiatique en quête d’identité postule généralement une position d’humilité de l’impétrant : petite figure sans origine, fragile et à la recherche de repères, ballottée d’un indice à l’autre, avant les grandes retrouvailles du câlin réconfortant.


Autant d’éléments que Davy Chou balaie d’un revers de la main, en se mettant à l’écoute de deux individualités bien décidées à laisser leur marque sur son œuvre : l’amie dont la vie a inspiré ce récit (et qu’il a accompagnée, comme le jeune homme français lors de la deuxième rencontre), puis la comédienne avec qui un rapport parfois conflictuel a donné naissance à ce personnage que personne ne pourra assigner à un rang.


Le personnage fascinant de Freddie construit ainsi sa quête à rebours, à grands coups de refus : des règles édictées, du folklore local, voire de la bienveillance de ceux qui souhaiteraient l’accompagner – c'est-à-dire, pense-t-elle, décider à sa place.

Toute la première partie du film consiste à mettre en corps une colère, et capturer les signes d’une individualité s'étant bâtie derrière une forteresse. Si le voyage est bien entrepris, il ne s’agira jamais d’y révéler une soif éperdue d’amour, mais d’opter pour des détours (l’explication laborieuse à ses parents adoptifs sur le changement de destination, l’absence de réponse à l’écran dans l’agence d’adoption, et l’accueil revêche à toutes les tentatives de sympathie de ceux qu’elle va trouver). Freddie est un agent du chaos, et chaque regard qu’elle pose sur l’autre l’interroge sur sa capacité à encaisser le défi qu’elle lui lance. La danse fantastique qu’elle entreprend dans un bar concentre cette tension, où la liberté des mouvements intègre la raideur de sa carapace : Freddie danse et combat en même temps – pas étonnant que sa deuxième incursion sur le dancefloor relèvera davantage du catch que de l’harmonieuse fusion avec la musique.


Dans la mouvance du personnage ultra contemporain déjà esquissé dans le Rien à foutre d’Emmanuel Marre et Julie Lecoustre, la protagoniste sait, en somme, à quoi s’attendre : le monde n’est pas tendre, elle non plus. Et la quête d’identité le lui rendra bien, entre le mur de silence qu’elle devra frapper de son impuissance, et le rapport complexe à un père fragile qui confondra création du lien et invasion toxique.

Freddie, au cœur du cyclone, ne cesse d’aller au-devant de barrières qu’elle renverse ou dresse elle-même : de l’âge, de la langue, du genre, de la morale, même, transformant cette solitude en performance dont elle prétend détenir la mise en scène. La superbe gestion des ellipses travaille aussi l’apparence d’une femme qui s’émancipe ou s’apaise, tandis que certains éléments évoqués subrepticement (l’accident de scooter, le travail dans l’industrie de l’armement) multiplient des facettes presque secrètes qu’elle peut balancer ou dévoiler à sa guise. « Je pourrais t’effacer de ma vie sur un claquement de doigt », lance-t-elle à son compagnon, insistant sur le fait qu’elle fera circuler autour d’elle ce qui peut la détruire. Et si le récit s’étend sur plusieurs années, le déséquilibre temporel participe aussi à l’authenticité des situations : un fondu au noir peut laisser s’écouler 5 années, mais un plan fixe capturer, sur la durée, le silence d’une jeune fille à qui son père adoptif reproche avec maladresse l’ignorance du coréen.


Le langage et le lien à l’autre ne suffiront pas : il faudra, pour Freddie, se nourrir d’autres forces pour se construire : celle du temps, celle du parcours de l’espace et, surtout, le recours à la musique, dilatée dans les soirées où la jeunesse s’oublie, mais aussi vectrice d’une construction autrement plus patiente. Le motif du déchiffrage traverse ainsi tout le récit ; d’abord abordé par Freddie comme une métaphore pour évoquer son courage et sa capacité à affronter la peur, il est ensuite dirigé dans la composition modeste du père, avant que la jeune adulte ne se pose devant un piano dans l’épilogue. Seule, sereine, prête à construire, la voilà désormais disposée à intégrer la force de ses silences à une mélodie vouée à être, un jour, écoutée par d’autres.

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le 7 mars 2023

Critique lue 607 fois

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Sergent_Pepper

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